Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition d’été juin-septembre 2021 : Pigments, encres et parchemins – Manuscrits montois de la période romane

Le livre, ou codex au Moyen Âge, est un moyen de transmission. C’est le vecteur de la pensée, de la connaissance et de la foi. Il a en cela une importance à la fois intellectuelle et symbolique. Mais il ne faut pas oublier, surtout à l’heure des nouvelles technologies et des bibliothèques virtuelles, que le livre est avant tout un support matériel, physique. L’étude de ses matériaux — parchemin, pigment, colorant et liant — peut être une mine d’informations pour l’historien. Ce constat a conduit une équipe de chercheurs pluridisciplinaires (historiens, chimistes, humanités numériques, etc.) à lancer le projet EMMA : Étude Matérielle des Manuscrits Anciens du Mont Saint-Michel.

Le but est de « retracer l’évolution des pratiques employées par les copistes et les enlumineurs du Mont Saint-Michel entre la fin du Xe et la fin du XIIe siècle pour la fabrication des manuscrits ».

Ce projet s’est dans un premier temps consacré à l’étude des manuscrits de la bibliothèque médiévale du Mont Saint-Michel, mais à long terme les chercheurs espèrent l’élargir aux bibliothèques médiévales normandes, françaises et européennes afin de pouvoir mener des études comparatives.

Membres de l’Équipe du Centre de Recherche sur la Conservation (CRC) ayant contribué au projet : Lauriane Robinet, Lucie Arberet, Oulfa Belhadj, Anne Michelin, Morgane Odic, Marie Radepont, Véronique Rouchon, Sylvie Thao ; et Stéphane Lecouteux.

Clément (pseudo), Recognitiones

Saint Laumer de Blois ?, vers 1000

Ce manuscrit s’ouvre sur une enluminure pleine page. On y voit saint Michel à gauche, le moine Gelduinus à droite et un homme nu à leurs pieds. Il s’agit d’un hérétique, qui fait ici office de personnification du mal.

Les couleurs prédominantes sont le vert, le rouge, le jaune et le pourpre (fond de la scène). Le pourpre, devenu brun à cause de l’humidité et surtout de trop longues expositions à la lumière, est de l’orseille, un colorant organique extrait de lichens. Ces données ont été obtenues grâce aux techniques FORS et de spectrométrie Raman.

Le manuscrit 50 a longtemps été considéré comme la plus ancienne production du scriptorium montois. Sa provenance est aujourd’hui remise en cause grâce aux découvertes scientifiques. En effet, l’imagerie chimique permet de révéler intégralement l’inscription cachée derrière la tête du personnage de droite, donateur du livre. Il convient de lire « Gelduin moine de Saint Laumer » (traduction), ce qui discrédite l’origine montoise du manuscrit.

Grégoire le Grand (saint), Les Morales sur Job (livres I-XVI)

Mont Saint-Michel, vers 1000-1010

Lettrine (lettre « M » de mos) avec en son milieu un lion vomissant les jambages de la lettre qui se terminent en rinceaux. Entre ces jambages, dans la panse de la lettre, se dessinent des volutes végétales s’enroulant sur elles-mêmes, réminiscence de l’art carolingien.

Notons l’usage du pigment bleu, encore rare à cette époque. Les techniques d’analyses non invasives déterminent qu’il s’agissait de lapis-lazuli. Ce dernier est un pigment luxueux et onéreux car il provient d’une pierre semi-précieuse extraite de mines lointaines. L’origine afghane du lapis-lazuli est confirmée grâce à des traces de potassium retrouvées dans sa composition chimique. Ces découvertes supposent l’existence, dès le début du XIe siècle, de circuits commerciaux et d’approvisionnement structurés.

On note également la présence d’un pigment jaune : l’orpiment composé d’arsenic. Le rouge des titres est du minium (oxyde de plomb). Son noircissement est dû à une dégradation par oxydation.

Augustin (saint), Opuscules

Mont Saint-Michel, vers 1040 (et additions du XIIe siècle)

Magnifique lettrine de tête (lettre « B » de beatissimo) influencée par le style dit de Winchester. Le tracé à l’encre noire de la lettre trahit une influence anglo-saxonne, qui n’apparaît au Mont qu’au début des années 1040. Les panses (arrondis de la lettre) sont remplies d’entrelacs de tiges végétales se terminant par des feuilles d’acanthes.

On peut observer une disparité entre la couleur rouge des feuillets de gauche et de droite. Cela s’explique par la composition des pigments : à gauche un mélange minium/vermillon et du minium seul à droite. Le vermillon, issu du cinabre (minerai), est plus stable et noircit moins facilement que le minium. Son utilisation au Mont apparaît vers 1060. Utilisé seul, le minium est quant à lui abandonné à la même période au profit d’un mélange minium/vermillon ou de vermillon pur.

L’étude scientifique du pigment rouge offre donc un nouveau critère de datation aux chercheurs. Ici, le feuillet de gauche a forcément subi un remaniement ultérieur à 1060 car il contient du vermillon. L’écriture anguleuse, typique du XII e siècle, confirme d’ailleurs l’époque de l’addition.

Recueil sur l’histoire du Mont Saint-Michel

Mont Saint-Michel, vers 990-1020

Ce volume est un recueil composite. Il a été formé à partir de plusieurs manuscrits médiévaux initialement indépendants, mais traitant tous de l’histoire du mont Saint-Michel et de l’Archange. Au folio 156r débute la partie la plus ancienne du volume, copiée autour de l’an mille. Elle s’ouvre par le récit de l’apparition de l’archange sur le mont Gargan (Pouilles, Italie), qui relate la création du sanctuaire éponyme en l’honneur de saint Michel à l’aube du VIe siècle. On note la patine du parchemin qui prouve son utilisation régulière.

L’analyse protéomique (étude des protéines réalisée sur le parchemin) de ce manuscrit montre qu’il est entièrement constitué de feuillets en peau de bovin. On peut en déduire qu’il avait une importance particulière pour les moines car ce type de parchemin, de meilleure qualité et plus onéreux, est réservé à une infime partie d’ouvrages.

Réalisée avant 1020, la lettrine (lettre « M » de memoria, tracée à l’origine uniquement avec du minium) a subi un remaniement ultérieur. Le décor a en effet été rehaussé avec l’emploi de matières colorantes précieuses, à savoir du lapis-lazuli et de la poudre d’or, ajoutées entre 1050 et 1070. Le blanc de plomb est également un marqueur chronologique important car on ne le trouve ni avant 1040, ni après 1080 dans les productions montoises. Les moines montois ont donc cherché à embellir et à enrichir ce manuscrit à l’époque du premier apogée artistique du scriptorium.

Ambroise (saint), Commentaire sur l’Évangile de saint Luc

Mont Saint-Michel, vers 1040-1045

Les manuscrits montois se distinguent dans le domaine de la lettre ornée par la qualité de leur exécution. On observe à droite une lettrine (la lettre « S » de scripturi) et à gauche un encadrement en pleine page influencé du style de Winchester. Ces réalisations se placent à la charnière de l’apogée artistique du Mont Saint-Michel.

Cette période de transition se ressent avec l’utilisation simultanée de deux pigments jaunes différents : à gauche l’orpiment, utilisé exclusivement avant 1045, et à droite un jaune organique employé à partir des années 1040. Ce volume est le seul du corpus à comporter simultanément ces deux types de jaunes. Le bleu de lapis-lazuli est présent dans l’encadrement de gauche. Le rouge de la lettre ornée et de l’incipit (premiers mots du texte) est du minium (oxyde de plomb).

La lettrine — à l’iconographie animale — est dite zoomorphique. Déjà en usage aux époques mérovingienne et carolingienne, les lettrines zoomorphes sont adaptées au Mont à l’époque romane avec un nouveau bestiaire, constitué principalement de dragons, de lions et d’oiseaux. Au milieu du XIe siècle, les enluminures montoises ont un triple héritage : mérovingien, carolingien et anglo-saxon, ce qui aboutit à une création originale, la lettrine romane normande.

Jérôme, Augustin, Ambroise (saints), Recueil de textes

Mont Saint-Michel, vers 1045-1060

Lettrine (lettre « P » de Paulus) de style typiquement normand. Avec ses compartiments et ses entrelacs, la structure de la lettrine est d’influence anglaise.

L’enlumineur se sert encore du minium pour le rouge mais utilise désormais abondamment le bleu de lapis-lazuli, le jaune organique et aussi le vert, qui deviendra la marque de fabrique du scriptorium montois. Nous avons ici un bon exemple de l’évolution des pratiques artistiques entre 1045 et 1060. Cette riche palette de couleurs témoigne d’un apogée artistique naissant.

Une touche de rouge vermillon a été ajoutée, certainement dans le dernier tiers du XIe siècle, pour que les compartiments de la boucle du « P » comportent les trois couleurs bleu, rouge et jaune comme dans les compartiments de la partie verticale de la lettre. Dans cette partie, le rouge utilisé est du minium (oxyde de plomb). Le blanc de plomb sert à donner du relief au décor dans un souci de rigueur qui va participer à la renommée du Mont.

Augustin (saint), Commentaire sur le livre de la Genèse

Mont Saint-Michel, années 1050

La période 1050-1075 est la plus fructueuse du scriptorium en matière d’enluminure. À gauche, une représentation de saint Augustin où on observe la finesse des détails par le jeu de transparence et le drapé des vêtements. À droite, une lettrine ornée (la lettre « O » d’omnis). La richesse de la palette de couleurs employée est un marqueur d’apogée artistique, notamment les couleurs pastel obtenues par un mélange de blanc de plomb et/ou calcite et d’autres pigments.

La présence dans l’enluminure d’un encrier en forme de lion n’est pas sans évoquer la question des encres noires. Pour le scriptorium montois, les analyses montrent qu’elles ont été préparées à partir de sulfates de fer (minerai) très purs.

À partir des XIVe et XVe siècles, la composition des encres change avec l’utilisation de minerais contenant un mélange de sulfates de fer, de zinc et de cuivre. Cette évolution offre aux chercheurs un moyen supplémentaire pour la datation des manuscrits.

Augustin (saint), Opuscules

Mont Saint-Michel, vers 1060

Cette lettrine (« Q » de quam) est extrêmement bien préservée. Les pigments ont gardé toute leur fraîcheur. Deux types de rouge sont utilisés dans cette page écrite vers 1060 : du minium dans la lettre ornée, du vermillon dans les titres et dans la partie supérieure gauche de la lettre ornée. La couleur rouge est associée au vert dans le titre et cette alternance de couleur entre chaque lettre est une spécificité normande de la période romane à partir des années 1060-1070.

On remarque sur la lettrine qu’à l’endroit où le jaune et le vert se rencontrent (corps des dragons), la couleur se dégrade. Cela est dû aux liants. Les analyses protéomiques montrent que le blanc d’œuf sert de liant aux couleurs jaune et rouge. Dans la majeure partie des cas, la présence de peptide de collagène suggère que le liant utilisé pour la couleur verte est de la colle de peau. Il semble donc que l’usage du blanc d’œuf ne soit pas adapté à la couleur verte, qui paraît se dégrader à son contact.

Ambroise (saint), Opera

Mont Saint-Michel, vers 1070

Lettrine (lettre « I ») aux dominantes bleues et rouges avec touches de blanc pour donner du relief. Au niveau de la barre supérieure de la lettrine, on observe également une couleur rose/lilas. Après analyse, il s’agirait d’hématite car sa composition montre la présence de fer. Le vert est toujours présent dans le titre ainsi que dans le texte sur certaines initiales. Dans un souci de mise en page codifiée, les copistes ont l’habitude d’éviter les espaces vides, provoquant un ensemble dense. La couleur des titres contribue à améliorer la lisibilité des textes.

Le tracé des décors est géométrique, preuve de la grande rigueur des enlumineurs. On peut encore voir sur certaines réalisations les trous laissés par leurs compas. Le bestiaire montois est présent avec des têtes animales représentées de trois quarts, spécificité des années 1070. Cela permet de dater plus précisément le manuscrit car avant cette période les têtes d’animaux sont dessinées soit de profil, soit de face (notamment pour le masque de lion, dit masque léonin).

Augustin (saint), La Cité de Dieu

Mont Saint-Michel, années 1070

Ce volume est le deuxième exemplaire connu de La Cité de Dieu de saint Augustin (le premier a été copié vers l’an 1000). Cela permet de prendre conscience de l’évolution artistique au scriptorium sur une période de 70 ans.

Ce manuscrit est riche en lettres zoomorphes. Au folio 103r, la lettrine « D » contient 16 représentations d’animaux différents : oiseaux, lions, dragons, etc. Les têtes animales sont représentées de trois quarts, ce qui permet une datation autour des années 1070.

Ici, on observe la lettre « P » aux dominantes vertes et rouges (uniquement du vermillon dans ce cas). L’usage des couleurs directement tracées à la plume et non plus simplement en remplissage permet une précision supérieure et une meilleure mise en relief des détails. Ce volume se démarque par la précision du tracé et la richesse des décors.

Grégoire (saint), Homélies

Mont Saint-Michel, début des années 1070

Sur le folio gauche, on peut contempler une enluminure en pleine page représentant saint Grégoire, entièrement tracée à la plume et à l’encre rouge (mélange minium/vermillon). L’arrière-plan est rempli avec un pigment vert. L’omniprésence du duo chromatique vert/rouge est une caractéristique anglo-normande. Au même moment, le blanc de plomb n’est déjà plus utilisé.

Sur le folio de droite, une lettrine (un « D » en écriture onciale) a été tracée à l’encre noire avec certains compartiments remplis en vert. La panse est décorée de rinceaux végétaux et de personnages. À la fin du XIe siècle, la palette de couleur se réduit au Mont Saint-Michel et les enluminures retrouvent une certaine sobriété : le rouge et le vert prédominent ; le bleu et le jaune sont souvent présents ; les couleurs pastel et les autres couleurs ont disparu.

Comme dans la plupart des manuscrits, les enluminures se concentrent en début de volume, dans le premier cahier. Celui-ci est entièrement en bovin, support privilégié pour les feuillets décorés par les enlumineurs de la période 1045- 1080, le reste du volume étant en mouton.

Augustin (saint) ? Commentaire sur les Épîtres de Paul

Nord-Ouest de la France ?, après 1060

Cet ouvrage soulève des questions quant à sa provenance et sa datation. Il a été initialement classé dans le Transitionnal group, classement effectué par les chercheurs pour chaque ouvrage sélectionné en fonction de leur mise en page, de leur décor et de leur écriture. À terme, quatre groupes chronologiques ont été définis : Early group – groupe précoce – (période 980-1020), Transitionnal group – groupe de transition – (période 1015-1040), Middle group – groupe du milieu – (période 1035-1075) et Late group – dernier groupe – (période 1065-1100).

Le manuscrit 79 ne peut pas appartenir à la période 1015-1040 car on note la présence de vermillon dans le titre (celui-ci n’apparaît qu’après 1060). La rareté du décor, qui n’a rien de spécifiquement montois, rend complexe l’identification de sa provenance. En ce qui concerne l’écriture, elle est bien du XIe siècle mais différente de celle des moines du Mont Saint-Michel, notamment dans la forme des « G ». L’analyse codicologique et matérielle nous amène à considérer ce manuscrit comme une production extérieure au Mont Saint-Michel et postérieure à 1060.

Lectionnaire de l’Office de l’abbaye du Mont Saint-Michel

Mont Saint-Michel, 1020-1070

Un lectionnaire est un livre liturgique lu pendant les cérémonies religieuses. Ce recueil, à l’usage de l’abbaye du Mont Saint-Michel, contient des homélies des Pères de l’Église, c’est-à-dire des commentaires de circonstances destinés à être lus tout au long de l’année liturgique

Utilisé presque quotidiennement, ce manuscrit avait une fonction spéciale pour la communauté montoise. Il réunit des cahiers de parchemin en veau – en particulier pour les parties les plus anciennes – et en mouton. L’analyse codicologique révèle que ce recueil a été copié par plusieurs mains actives entre les années 1020/1030 et les décennies 1060/1070. Le changement d’espèce animale traduit ces différentes phases de rédaction. Ici, l’usage du veau montre l’importance accordée à ce recueil liturgique.

En effet, dans la période 980-1040/1045, l’usage du parchemin en veau, de meilleure qualité, reste rare. On l’utilise essentiellement dans la confection de manuscrits destinés à recevoir des textes d’une grande importance. L’analyse des protéines d’un tissu, par des études protéomiques, révèle que la présence de parchemin en veau dans les manuscrits du Mont ne correspond qu’à moins de 10 % de la production.

Des recherches supplémentaires sur les parchemins seront entreprises ultérieurement.

Homéliaire

Saint-Malo ?, après 1060

Ce manuscrit était jusqu’ici classé dans le Transitionnal group (1015-1040). La présence de vermillon place aujourd’hui sa datation après 1060. De plus, certaines lettres « G » sont ouvertes comme c’est l’usage au Mont Saint-Michel à cette époque, mais l’écriture est différente des volumes du même groupe, ce qui pose question sur sa provenance. La pauvreté du décor fait également penser à une production extérieure au Mont.

À la fin du manuscrit, on retrouve une reproduction d’actes relatifs à l’église d’Alet, datant du XIIe siècle. Serait-ce donc une production de l’église de Saint-Malo ? On sait que le manuscrit était présent au Mont au XVe siècle. Le verso du folio 113 mentionne en effet : « Je suis du Mont Saint- Michel » (traduction). On peut donc penser qu’il est entré dans la bibliothèque du Mont entre le XIIe et le XVe siècle.