Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition d’hiver février et mars 2022 : Lumière sur les ténèbres

Omniprésente dans la culture médiévale, la lumière alimente les connaissances scientifiques en permettant de mesurer et de rythmer le temps. Elle demeure également étroitement associée au divin. La luminosité filtrant à travers les vitraux, par exemple, favorise une expérience religieuse qui passe par les sens et contribue à la mise en scène du culte. De fait, durant le Moyen Âge, la conception globale du phénomène lumineux est conditionnée par des croyances.

Dans la pensée du Moyen Âge, la luminosité renvoie symboliquement au Bien puisque c’est par son intermédiaire que Dieu illuminerait le monde. Ainsi, pour les catholiques, l’éclairage souligne la présence divine, assimilée à la vie. L’imaginaire se structure donc autour d’une opposition fondamentale avec les ténèbres, qui évoquent l’ignorance et la mort.

Le thème de la lumière, qui transparaît dans de nombreux domaines des sciences humaines et sociales, permet de mieux comprendre les manuscrits du Mont Saint-Michel. En effet, la philologie, l’anthropologie, l’histoire ou encore l’histoire de l’art sont autant de champs d’études qu’il convient de mobiliser pour comprendre une problématique si riche.

Origène, Homélies (abrégées)

Deuxième moitié du XIIe siècle

Dans l’Ancien Testament, la Genèse fait de la lumière la source de la Création. Comme dans de nombreuses cosmogonies – récits proposant un discours sur l’origine du monde –, sa symbolique religieuse est donc très marquée : Et dixit Deus fiat lux et facta est lux, Dieu dit : « Que la lumière soit », et la lumière fut.

L’auteur considère qu’il suffit que le mot soit prononcé pour que la « lumière soit ». Ainsi, la page de gauche met en scène la parole divine dans le récit fondateur, accompagné de commentaires d’Origène (v. 185-v. 253), l’un des Pères de l’Église. Et pour cause, ce manuscrit est une homélie, c’est-à-dire un discours proclamé durant la messe, après la lecture de l’Évangile.

Cet ouvrage regroupe plusieurs textes de ce théologien, dont la pensée a été largement rejetée par la suite. Dans l’ensemble, il offre une ornementation assez sobre. Le feuillet de gauche témoigne d’une influence cistercienne, avec un titre en majestueuse écriture onciale, développé sur l’ensemble de la première colonne.

Augustin, Miroir de l’Ancien et du Nouveau Testament

premier quart du IXe siècle

Augustin (354-430) découvre la Bible tardivement et progressivement, d’abord à Milan, puis en Afrique. Converti en 386, il devient évêque d’Hippone et ne cesse de chercher la version du texte la plus pure. Chapitre après chapitre, de la Genèse à l’Apocalypse, ce Speculum (Miroir) recense les documents utiles pour la conduite de la vie (préceptes formels, conseils de prudence ou recommandations de vertu, par exemple).

La partie finale de ce volume reprend le Psaume 35. On sait qu’il est amputé puisqu’il contient habituellement un total de treize versets, dont les derniers proposent une intercession en faveur des Justes. Cette copie s’achève quant à elle sur le dixième verset : Quoniam apud te est fons vitæ et in lumine tuo videbimus lumen, Car auprès de toi est la source de la vie ; Par ta lumière nous voyons la lumière.

Dans ce cas, la bonté céleste est opposée au mal du pécheur. Lumière et vie sont associées pour la première fois dans les psaumes. Toutefois, cette vitalité est encore de nature divine : la source est Dieu lui-même.

Glose sur l’Évangile selon Jean

XIIIe siècle

Découpée en deux parties rouge vermillon et bleu azur, l’initiale puzzle I (« in ») débute le prologue (dix-huit premiers versets). Ce passage a fait l’objet de nombreuses discussions et débats, car l’auteur du quatrième évangile joue souvent avec les mots. C’est ce dont témoigne l’appareil critique très fourni de ce feuillet.

En marge et en interligne, on rencontre une riche glose discontinue. Les différents points du commentaire se repèrent grâce au signe ¶, appelé paragraphus ou pied-de-mouche. De manière classique, la Bible est copiée, pour sa part, au centre de la page avec une écriture de grand module.

Sous la plume de Jean, l’usage symbolique associe vie et lumière, afin de rendre compte des perfections de la parole divine. Ainsi, la clarté réside dans le Christ et c’est par son intermédiaire que la pensée de Dieu éclaire les hommes. De fait, dans ses textes, l’évangéliste met régulièrement en avant Jésus comme source de l’illumination du monde.

Haimon d’Auxerre, Commentaire sur les Épîtres de saint Paul

Mont Saint-Michel, 1005-1009

En tête d’ouvrage, cet encadrement de l’incipit (« ceci commence le livre ») se distingue par son influence anglo-saxonne. En pleine page, on remarque l’emploi de teintes inhabituelles par rapport au reste de l’ouvrage : du bleu et du rose pâle. S'ajoute un titre en capitales onciales, rouge orangé (couleur composée de minium, oxyde de plomb), bleu pâle et pourpres.

On reconnaît parfaitement un Christ bénissant dans la partie supérieure, et ce, même si les quatre médaillons sont inachevés et très effacés. Tenant les Écritures, il est identifiable au nimbe cruciforme. Ce disque de lumière sert à souligner la sainteté acquise. Cette image manifestement d’inspiration byzantine montre donc un Christ pantocrator, c’est-à-dire représenté comme tout-puissant. Par opposition aux souffrances humaines, il est figuré en buste et doté d’un pouvoir absolu.

Missel à l’usage du Mont Saint-Michel

Mont Saint-Michel, v. 1230-1240

Production du scriptorium montois sous l’abbé Raoul de Villedieu (1223/5-1236), ce missel est un recueil de prières destiné à la célébration de la messe. Cette partie propose une préface du propre, c’est-à-dire de la liturgie chrétienne variable en fonction de la date. Elle commence par un chant de Noël, avec une notation carrée sur quatre lignes rouges. Les paroles évoquent le Verbe incarné – Jésus – qui infuserait une nouvelle clarté – la lumière divine – dans les yeux du croyant.

Chanté pendant l’office pour inviter à l’amour de l’invisible, ce texte est le seul cahier richement décoré de ce volume. Ornées de bleu, de rose et d’or, les initiales champies VD (« Vere Dignum »), surmontées d’une croix, correspondent aux indications de début du chant. Réalisé au Mont, l’ouvrage arbore une écriture gothique. Il comprend la liturgie spécifique à l’abbaye : une importance particulière est donc accordée aux saints Michel, Aubert, Bénigne et Benoît, ainsi qu’aux saints guerriers.

Livre sur les anges et les hommes

Mont Saint-Michel, fin du XIVe siècle

Réalisé sous la supervision de l’abbé Pierre Le Roy (1386-1410), ce traité de dévotion consacré aux anges correspond à une période de remise en ordre de l’abbaye. Il révèle une volonté de considérer simultanément saint Michel, les mauvais anges et les bons (étymologiquement « les messagers, ceux qui annoncent »). L’objectif étant d’éveiller la conscience des lecteurs, invités à étendre leurs connaissances du monde spirituel.

D’une certaine manière, cet ouvrage offre une véritable vision politique puisqu’il reprend une tradition ancienne associant le destin des anges à celui des hommes. Sur la page de gauche, cette peinture de la Pentecôte évoque l’illumination de l’Esprit saint (la lumière divine) sur les apôtres auréolés. Cet épisode est célébré dix jours après l’Ascension (soit cinquante jours après Pâques). L’utilisation des rayons lumineux ou des « langues de feu » sert également à exprimer la compréhension subite du mystère de l’Eucharistie (sacrement qui commémore le sacrifice du Christ).

Augustin, La doctrine chrétienne

XIIe siècle

L’incipit (terme désignant les premiers mots d’un texte) de ce sermon annonce qu’Augustin s’intéresse ici à l’idée que Dieu est la lumière des esprits et non des corps. Rompu aux controverses, l’évêque distingue trois sources d’illumination : le corps, l’âme et l’esprit (mens).

Dans sa doctrine, il existe donc une lumière corporelle perçue par les yeux, une autre des sens, soumise au jugement de l’âme et une dernière, dite de l’intelligence. Celle des sens permet de voir les « objets blancs et noirs, mélodieux et caverneux, d’odeur suave et fétide », tandis que celle fondée sur l’intellect fait défaut aux animaux et aux végétaux.

Cette copie soignée montre que la pensée de ce théologien est très appréciée à l’abbaye du Mont. Près de 15 % de la collection de manuscrits conservée à Avranches lui sont consacrés.

Angelome de Luxeuil, Traité sur les Livres des Rois

Mont Saint-Michel, 1080-1100

Source principale à ce sujet, la Bible évoque la violence de Nabuchodonosor, le roi de Babylone, à l’issue du siège de Jérusalem en 587 et 586 avant J.-C. Dans l’objectif de réprimer la révolte, il décide de faire exécuter les fils de Sédécias, le roi de Juda. Son royaume s’éteint avec lui, alors qu’il décède en prison les yeux crevés.

Amputé au début et à la fin, l’Enarrationes in Regnum libros s’arrête brutalement sur cette affaire et en offre une interprétation. Si cela fait l’objet de débats, on peut considérer que la privation de lumière correspond à une volonté de retirer la raison et l’intelligence. Ce commentaire du moine bénédictin Angelomus Lexoviensis (v. 780-v. 855) est caractéristique de la production du scriptorium du Mont à cette époque. L’écriture resserrée et compacte aux éléments saillants peu marqués est également cohérente avec le style du premier âge d’or de l’abbaye.

Pierre Lombard, Sentences

Paris, seconde moitié du XIIIe siècle

Employé pour les objets de culte, dans l’Ancien Testament, l’or sert à donner une impression de luminosité dans les manuscrits. Ce métal précieux renforce également le caractère sacré des textes. Chez les croyants, il suggère instinctivement la Jérusalem céleste et la gloire divine (Apocalypse, 18:16).

Dans ce cas, cela permet de souligner l’importance des Sententiarum utilisées comme manuel pour l’apprentissage de la théologie dans les universités. Petrus Lombardus (v. 1100-1160), originaire du Piémont, et qui deviendra évêque à la veille de sa mort, est connu pour son enseignement parisien. Véritable auteur de référence, les religieux font l’acquisition de cet exemplaire, probablement en 1317, par l’intermédiaire du maître Jean Hellequin qui l’achète pour 8 livres parisis et en fait ensuite don à un moine du Mont.

Extraits des Saintes Écritures

XIIIesiècle

Et nox ultra non erit : et non ; egebunt lumine lucernae ; neque lumine solis, quoniam Dominus Deus ; illuminabit illos, et regnabunt ; in saecula saeculorum, Il n'y aura plus de nuit ; et ils n'auront besoin ni de lampe ni de lumière, parce que le Seigneur Dieu les éclairera. Et ils régneront aux siècles des siècles.

Ce volume, offrant un florilège de la Bible, s’arrête sur cette mention de l’Apocalypse (22:5). Il se présente comme le livre de la révélation de Jésus et propose la description la plus complète du monde de la béatitude.

Cette promesse de chasser la nuit est la conclusion de la terrible prophétie. Il s’agit de la récompense pour inciter à vaincre le Mal. On peut donc y voir l’annonce du paradis, comme un gage d’éternité après les ténèbres : la nouvelle Jérusalem descendue du ciel à l’éclat éblouissant.

Durant l’époque médiévale, cette annonce est à l’origine d’une pensée eschatologique (sur le jugement dernier). Certains croyants guettent les signes de la fin du monde et chaque crise ravive l’espérance en son avènement prochain. Toutefois, depuis le Ve siècle et le concile d’Éphèse, l’Église s’oppose à une lecture trop littérale de l’Évangile selon saint Jean.

Nocturnal de l’abbé

Mont Saint-Michel, début XIIIe siècle

Typique d’une abbaye bénédictine, cet ouvrage renferme des pièces qui doivent être chantées par l’abbé à la fin de certains offices de nuit. L’obscurité suscite une certaine fascination durant le Moyen Âge, tout en étant à l’origine de peurs qu’il convient d’exorciser. Dans ce cadre, la foi domine la vie quotidienne de jour comme de nuit et on considère qu’elle apporte une protection. Ainsi, le volume contient en particulier le chant l’Exultet, utilisé pour introduire la bénédiction du cierge pascal.

Dans la liturgie de la nuit pascale, le développement du thème de la victoire de la lumière est central. À cette occasion, le Christ est symbolisé par une flamme unique qui allume les autres. Le cierge est alors bénit et un diacre prononce officiellement son éloge. Cette fête incarne donc la promesse de l’illumination éternelle qui existe par opposition avec son contraire : les ténèbres.

Extraits des Pères

XIIIe siècle

Ce texte est constitué d'une partie de l’ouvrage de Jean Scot d’Érigène (v. 800-v. 876), intitulé De Divisione Naturæ. Dans ce document savant et de travail, la qualité du texte prime sur le décor. Ce fragment est donc un bon exemple de production courante, sans fioritures, exception faite des initiales et des rubriques (enrichissements à l’encre rouge). L’auteur s’est installé à la cour de Charles le Chauve, où il enseigne les arts libéraux pendant près de 30 ans. Son traité associe culture grecque païenne et Pères de l’Église.

Il y reprend la pensée d’Augustin en considérant que le diable n’est pas devenu malfaisant, mais qu’il se serait toujours détourné de la lumière. Aveuglé par le plaisir de sa propre puissance, il n’aurait pu anticiper sa chute. En somme, le démon n’aurait pas de libre arbitre et aurait été créé pour être le prince des ténèbres insoumis.

Pseudo-Denys L’Aréopagite, Lettres traduction de Jean Scot d’Érigène

Mont Saint-Michel, 1080-1100

Ce type de lettrine bicolore rouge et vert se retrouve continuellement dans les titres des productions du Mont dans le dernier tiers du XIe siècle. L’initiale T (« Tenebræ ») sert à illustrer l’affrontement pour la connaissance et la vérité. Ainsi, dans le système religieux, la lumière existe principalement pour son essence divine et à travers la dialectique qui l’oppose à l’obscurité.

Cet affrontement primordial reprend la tradition des mythologies mésopotamiennes et indo-européennes. Il n’est donc pas surprenant que la Bible propose la création simultanée de la lumière et de l’ombre au premier jour. C’est sur cet imaginaire que se fonde le début de cette lettre, attribuée à Dionysius Areopagita. Celui-ci est probablement un moine syrien de l’an VI. En faisant la synthèse de la philosophie de Platon et de la foi chrétienne, ses textes exercent une grande influence sur la pensée médiévale.

Jean Halgrin d’Abbeville, Sermons

XIIIe siècle

Comment évoquer le lien entre manuscrits médiévaux et lumière, sans parler de conservation ? Avec l’humidité, les rayonnements naturels ou artificielles sont les grands ennemis du parchemin et de l’encre (les ultraviolets, en particulier). Sous toutes ses formes, ceux-ci provoquent des dégradations sur les matériaux organiques. Véritable paradoxe : la lumière est omniprésente dans les Écritures, et pourtant elles sont conservées dans l’obscurité.

Comme vous pouvez le constater dans cette salle, lors des expositions, le niveau de luminosité est maintenu aussi bas que possible. Par ailleurs, le Scriptorial présente les 200 manuscrits du Mont Saint-Michel par rotations strictes de 14 volumes à la fois. Leur exposition de 3 mois impose qu’ils demeurent immobilisés par la suite dans les réserves de la bibliothèque patrimoniale durant 3 ans. De fait, certains documents sont plus sollicités que d’autres, en fonction de la richesse de leurs contenus. Peu illustré, un ouvrage tel que ce recueil de sermons de Johannes de Abbastisvilla (v. 1180-1237), un cardinal du XIIIe siècle, est difficile à valoriser. Cela découle, notamment, du fait qu’il a un aspect austère et qu’il a été relativement peu étudié.

L’organisation d’une exposition temporaire de manuscrits comme celle-ci résulte donc de la recherche constante d’un équilibre entre demandes du public et nécessité de protection des documents.