Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition d'hiver février à mars 2023 : Les monstres du ciel et des mers

L a représentation médiévale du monde, largement anthropocentrique, place l’homme au cœur d’un premier cercle avec les animaux domestiques et rejette les bêtes sauvages dans le cercle des déserts et des forêts. Enfin, on repousse les monstres aux confins du monde : dans les cieux et les mers.

La plupart du temps, les volatiles sont représentés de manière allégorique, à partir des textes antiques et bibliques. Seuls des attributs permettent véritablement de les distinguer les uns des autres, alors que – paradoxalement – ces animaux du ciel sont bien identifiés. Si les oiseaux sont dans un entredeux, mi-terrestre, mi-céleste, les poissons se cantonnent quant à eux à un élément impénétrable, l’eau.

Ainsi, jusqu’au XVIe siècle et de manière générale, les animaux marins demeurent méconnus et peu représentés. Ce constat se retrouve au sein des manuscrits du Mont Saint-Michel où les poissons sont largement minoritaires dans l’iconographie.


Avec la participation de Jacques Voisenet, agrégé d’histoire et docteur de l’Université de Toulouse II et de Genève. Auteur du Bestiaire chrétien (1994) et des Bêtes et hommes dans le monde médiéval (2000).


Justinien, Code

XIIe siècle

Dans l’ensemble, les enluminures ne cherchent pas à détailler fidèlement l’anatomie des plumes, des becs ou des pattes. Au sein de cette faune, l’individualisation est rare. Pourtant, on sait que les hommes du temps aiment l’observer ou lui prêter des propriétés merveilleuses.

À titre d’exemple, bien que les connaissances concernant ces animaux célestes soient alors étendues, cette initiale ornée I (« in domine ») montre un petit volatile plutôt quelconque. Ce choix de le dépeindre picorant entre le corps de texte et l’enluminure suggère une dynamique qui relie l’écrit et l’image.  

Un tel travail reflète la composition plus générale de la bibliothèque du Mont Saint-Michel du XIIe siècle. Étant avant tout un centre d’érudition, nombre de manuscrits qu’elle contient offrent peu d’ornements : la qualité du texte prime. Toutefois, des documents juridiques et utilitaires, comme ce Codex Justinianus, peuvent être illustrés. La redécouverte de ce texte élaboré au vie siècle a permis d’en faire la source de l’enseignement du droit civil dans plusieurs pays européens jusqu’au XVIIIe siècle.

Heures à l’usage d’Avranches

Avranches, musée d’Art et d’Histoire, inv. 94.1.1, f. 27r

Production normande, v. 1480-1485

Durant l’Antiquité, la colombe était essentiellement associée à Vénus et évoquait alors la volupté. Au fur et à mesure, le christianisme entreprend une curieuse mutation. Ainsi, dans l’Ancien Testament, elle est encore liée à la beauté et symbolise l’espoir en tant que messagère de l’arche de Noé. Puis, dans le Nouveau Testament, on retient uniquement le volatile que Jean voit descendre du ciel (1:32).

Cet oiseau est donc perçu comme un agent divin capable de communiquer avec les humains. Dans cette image de la Pentecôte, la colombe incarne l’Esprit-Saint lui-même, qui infuse sur les apôtres.

Il est attendu de trouver une telle représentation dans un livre d'heures, puisqu’elle évoque la célébration qui intervient quarante-neuf jours après le dimanche de Pâques, entre le 10 mai et le 13 juin. Considérée comme une des cinq fêtes cardinales rythmant le calendrier, celle-ci doit être connue de tous les croyants. Acquis en 1994 par la ville d’Avranches, ce petit ouvrage de prières destiné aux laïcs a probablement été commandité auprès d’ateliers normands au XVe siècle, par Jean de L’Aigle, vicomte de Cléry et de Vaudeuil.

Extraits

XIIe siècle

Pellicanus est avis parva que delectatur in

solitudine et aliud pellicanorum genus est in

Nilo flumine pene cignis similis, nisi quia

paulo maiores sunt, quos quidam

onocrotalos vocant...


Le pélican est un petit oiseau solitaire et il y

a une autre sorte de pélicans sur le Nil,

presque comme les cygnes, sauf qu'ils sont

un peu plus grands, que certains appellent

les pélicans blancs...


Le contenu du texte offre une approche naturaliste, concernant le pélican et le pélican blanc (Pelecanus onocrotalus). Il fait l’objet d’une allégorie commune dans l’art chrétien occidental bien que l’oiseau ne soit pas vraiment cité dans la Bible. Et pour cause, depuis l’Antiquité, on prétend qu’après avoir tué ses petits, il les pleure pendant trois jours, avant de se blesser pour les ressusciter à l’aide de son sang. Dans la pensée médiévale, l’animal est très populaire et sert à désigner le Christ sacrifié et ressuscité le troisième jour.

Cet élément que l’on retrouve aussi sous la plume de l’évêque Eucher de Lyon (370-449) est copié de manière preste, sous la forme d’une simple prise de note. Contrairement au reste de l’ouvrage, l’écriture de cette page n’est donc pas livresque et posée, mais parfaitement courante, voire bâclée (dite currente calamo).

Tancrède de Bologne, Somme sur le mariage

Mont Saint-Michel, première moitié du XVIIIe siècle

Tancredus Bononiensis (v. 1185-v. 1236) est un prédicateur dominicain, spécialiste de droit canon (le droit de l’Église). Professeur à Bologne en Italie, il est l’auteur de ce Summa de matrimonia, témoignant des prescriptions religieuses autour du mariage. Ici, il fait le point sur les empêchements absolus à une union.

L’époque médiévale connaît un profond renouveau de la question généalogique. En atteste la page de gauche mettant en scène un arbre de consanguinité qui souligne les liens de parenté jusqu’au quatrième degré. Celle de droite montre, quant à elle, un arbre d’affinité. Le vocabulaire du premier tableau est repris avec les degrés d’empêchements (primus, secundus, tertius, quartus).

Cet arbre est illustré par un couple de cigognes qui se partagent, avec le héron, la symbolique de l’amour parental. Le lien entre famille et échassiers se retrouve communément depuis l’Antiquité égyptienne et grecque.

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique

XVIIe siècle

Tracée à la plume, cette lettrine A (« Apostolorum ») se trouve au début du huitième livre de l’Historia ecclesiastica. Ce texte est le premier d’un ensemble qui parait avoir été ajouté ultérieurement à une première phase de rédaction, avec un aspect différent et abandonnant les thèmes initiaux. L’auteur, Eusebius Caesariensis (v. 265-339), un élève d’Origène, puis évêque de Palestine, délaisse l’approche historique et se transforme en témoin de son époque.

Illustrer ce changement de cap du texte avec un combat entre deux hybrides d’aigles lors de la copie de cet ouvrage au XIIe siècle est un choix intéressant. Ici, un rapace est prisonnier des crocs d’un monstre bicéphale (à deux têtes). Celui-ci est à la fois anthropomorphe (à visage humain) et zoomorphe (à gueule animale). Faut-il y voir un affrontement entre le Bien et le Mal ?

Si le volatile représente parfois le Christ, il évoque aussi le diable et l’Antéchrist, voire les esprits malins, lorsqu’il est pris en mauvaise part (considéré négativement). Ainsi, le Moyen Âge conserve une réelle dualité dans la perception de ce rapace.

Justinien, Institutes (avec gloses)

Probablement produit dans le sud de la France, seconde moitié du XIIIe siècle

La forme étroite et la mise en page de ce manuel de droit sont propres aux manuscrits juridiques produits en Italie et en France à cette époque. La législation romaine officielle est placée dans une double colonne centrale, tandis que la glose commente tout autour.

Dans les milieux universitaires, de nouvelles remarques peuvent être ajoutées au gré de la consultation de l’ouvrage par des lecteurs qui investissent les espaces vacants. On rencontre également plusieurs repères mnémotechniques, visant à faciliter la mémorisation (comme les manicules aux index pointés sur les passages importants).

Sur la page de gauche, dans le riche décor, on découvre une chimère inspirée du sphinx : créature mythologique à pattes de lion et aux ailes d’oiseau. Comme de nombreux monstres revisités au Moyen Âge, la liberté qu’offrent les marges d’un manuscrit sert un discours sur les hommes en illustrant les risques du monde des confins, conduisant à l’égarement, la confusion et l’erreur.

Niccolò Perotti, Cornu copie

Avranches, Bibliothèque patrimoniale, O 319, page de titre

imprimé à Paris, 1514

La partie basse de l’encadrement de la page de titre de cet imprimé du XVIe siècle met en scène deux créatures marines : un bernard-l’hermite anthropomorphe et un triton. Connu dans la mythologie grecque, cet hybride homme-poisson est réputé pour faire chavirer les navires en montant à bord. Sans véritable individualité, il sert souvent comme symbole antiquisant représentant l’océan.

Ayant appartenu à la bibliothèque du Mont Saint-Michel, cet exemplaire du Cornu copiæ est un dictionnaire étymologique rédigé vers 1477-1478, fruit des recherches de toute une vie. À travers cet ouvrage qui a été réédité de nombreuses fois, l’auteur se place au cœur de la rhétorique humaniste : une réelle visée encyclopédique couplée à des digressions personnelles. Légat du pape de 1450 à 1455 et enseignant à l’université de Bologne, Niccolò Perotti (1430-1480) est également un fin traducteur du grec participant activement à la redécouverte de l’Antiquité.

Pseudo Pierre de Beauvais, Bestiaire

Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3516, f. 202v

Nord de la France, deuxième moitié du XIIIe siècle

Homologue féminin du triton, la sirène se rencontre souvent dans les chapiteaux romans des églises ou en héraldique. Toutefois, durant l’époque médiévale et contrairement à une idée reçue, elle n’appartient pas seulement au monde marin puisqu’elle se croise sous la forme sirène-poisson et sirène-oiseau.

Comme le montre cette illustration dans une version retravaillée du Bestiaire de Pierre de Beauvais, si les deux créatures coexistent, elles demeurent malfaisantes : par la musique, elles sont capables de séduire les marins pour les attirer au large.

Augustin, Commentaire des Épîtres de Paul

Avranches, Bibliothèque patrimoniale, FPi 112, p. 16

imprimé à Paris, 1499

Comme vous pouvez le constater , même s’il en reprend les codes, cet ouvrage n’est pas non plus un manuscrit. Il s’agit, en fait, d’un incunable, c’est-à-dire un imprimé avant 1501. Cet exemplaire dont il reste peu de témoins a été réalisé par Berthold Rembolt. Originaire d’Alsace et établi à Paris dès 1483, il y exerce jusqu’à son décès en 1518. À partir de 1494, ce libraire s’associe avec l’imprimeur Ulrich Gering, propriétaire du plus ancien atelier français, installé rue de la Sorbonne.

Si certains incunables peuvent être décorés manuellement par un rubricateur et un miniaturiste, celui-ci présente des gravures sur bois, avec quelques modèles différents. Observez cette lettrine I en bas à gauche que l’on retrouve à neuf reprises dans ces Commentaires et dans laquelle on rencontre un zitiron.

Jacob van Maerlant, Du charme de la nature

La Haye, KB, Bibliothèque nationale des Pays-Bas, KW KA 16, f. 111r

Utrecht, v. 1340-1350

Le zitiron , est une créature mythologique marine du Moyen Âge, il est mi-poisson, mi-chevalier en armes. Cet hybride appartient à une culture du nord de l’Europe puisqu’elle apparaît au milieu du XIIIe siècle dans l’encyclopédie de Thomas de Cantimpré, puis est reprise dans le poème Der Naturen Bloem de Jacob van Maerlant.

Chevalier marin, qui ne peut être tué qu’avec un marteau, il connaît une grande notoriété au XIVe siècle, grâce à de nombreuses représentations dans les manuscrits. Cette magnifique miniature est un exemple, parmi tant d’autres, donnant à voir ce monstre légendaire.

Évangile de Matthieu (avec glose ordinaire)

Mont Saint-Michel, deuxième moitié du XIIesiècle

Sicut enim fuit Jonas in ventre ceti tribus

diebus, & tribus noctibus, sic erit Filius

hominis in corde terre tribus diebus & tribus

noctibus


Car, de même que Jonas fut trois jours et y

trois nuits dans le ventre d'un grand

poisson, de même le Fils de l'homme sera

trois jours et trois nuits dans le sein de la

terre.


CComme le montre ce manuscrit de l’Évangile selon Matthieu (12:40), certaines parties peuvent faire l’objet de nombreux débats. C’est ce dont témoignent les multiples notes discontinues, marginales et interlinéaires, qui constituent la glose. Copié alors que Robert de Torigni est abbé du Mont Saint-Michel (1154-1186), la présentation suit les canons universitaires avec le texte sacré en grands modules et un recueil de gloses réalisées par les pères de l’Église ajouté par différentes mains.

Ici, par exemple, il est possible de discuter le choix d’une traduction du terme de ceti en simple « grand poisson », alors qu’un cetus peut également désigner un véritable monstre marin. Dans l’Ancien Testament, le prophète Jonas est englouti par cette créature après avoir été jeté à l’eau par une tempête. Il se soumet à la volonté divine au bout de trois jours dans son ventre, ce qui lui aurait permis d’être rejeté sain et sauf.

Isidore de Séville, Prologue des Synonymes

Mont Saint-Michel, v. 1000-1035

Lors de la réalisation d’un manuscrit, les divisions du texte peuvent être mises en avant à l’aide de rubriques. Ces additions à l’encre rouge donnent davantage d’intensité et servent souvent à désigner le début ou, comme c’est le cas ici, la fin d’une section du document.

Les deux lignes rubriquées de cette page reprennent une maxime connue depuis l’Antiquité. On considère alors que l’univers est composé de quatre éléments renvoyant à des animaux symboliques :

- le caméléon ne vit que d’air (camerion)

- la salamandre que du feu (salamandra)

- la taupe se nourrit exclusivement de terre (talpa)

- le hareng est le poisson parfait, évoluant en bancs et réputé comme n’ayant besoin que d’eau. Dans le vocabulaire médiéval, allec désigne donc ce poisson facile à conserver et véritable base de l’alimentation.

À l’écriture et au style caractéristique du scriptorium du Mont, ce manuscrit comprend un ensemble de textes de différents auteurs dont, par exemple, Isidore, évêque de Séville (v. 560-636) ou Julien de Tolède (642-690). Ceux-ci sont d’éminents représentants de deux centres intellectuels du royaume wisigoth d’Espagne au VIIe siècle.

Bède le Vénérable, Extraits

v. 1000-1035

Issue de l’Antiquité, cette représentation du monde est schématique. Elle ne vise pas à renseigner le réel, mais propose une réflexion philosophique, en accord avec les croyances religieuses. À partir du VIIIe siècle, on rencontre régulièrement ce type de cartes symbolisant la perfection divine (dites Terrarum Orbis). Elles divisent le globe en trois parties (Asie, Europe, Afrique) inscrites dans l’O de l’anneau océanique. S’y ajoutent cinq zones parallèles : polaires aux extrémités, chaude à l’équateur, tempérées et habitables entre les deux.

Comme souvent, on associe au thème terrestre une temporalité. Le Zodiaque associé à un calendrier renvoie aux travaux des saisons. Par exemple, le signe des Poissons (pisces) correspond aux mois d’hiver, février (februarius) et mars (martii).

Il n’est pas surprenant de trouver ce type de mappemonde dans des extraits de Bède le Vénérable (v. 672-735) puisqu’il a largement participé à la diffusion des savoirs grecs avec son De temporum ratione. Ce moine anglais y évoque même les douze signes qu’il compare à des gemmes auréolant les cieux, en lien direct avec les douze portes de Jérusalem.

Nicolas de Byard, Sermons dominicaux

fin du XIIIe siècle

A l’image du manuscrit précédent, le monde des marges est également peuplé par des poissons. Ces animaux marins colorés et vifs semblent ajoutés par un commentateur, qui intervient peu après la rédaction de ce recueil. En raison de leurs formes allongées, on pourrait penser à des sardines ou à des girelles, mais ces créatures paraissent plutôt issues de l’imagination. Nageoires, écailles et branchies ne sont que peu représentées au profit de poissons tracés grossièrement. Cette seconde main apporte aussi plusieurs annotations, accompagnées de nombreux tableaux synoptiques. Aidant à la compréhension, cet ingénieux système permet de montrer les idées de manière synthétique à l’aide de lignes agencées en colonnes.

Nicolas de Byard, l’un des auteurs de ces textes, n’est connu que par ses écrits. Prédicateur du XIIIe siècle, ses sermons sont destinés à être prononcés lors des célébrations. Dans ce cas, ils sont réservés aux dimanches, suivant le cycle liturgique annuel.