Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition d'été d'août à septembre 2023 : En tête à tête

S i, de nos jours, la tête et le visage témoignent de l’identité d’une personne, les représentations médiévales s’attachent peu aux traits distinctifs. Exceptions faites de certains personnages attendus, on néglige volontairement les singularités de chacun au profit d’un modèle d’expressions symboliques.

Ainsi, dans l’art du Moyen Âge, les limites entre décoration, expérience esthétique et souhait de montrer des émotions ou des idées sont souvent difficiles à définir. L’historien doit donc faire preuve d’esprit critique en ne cherchant pas absolument un sens là où l’imagier subit simplement des contraintes techniques (petitesse de certaines enluminures, présence du texte, etc.). Par conséquent, la prudence est de mise quant à l’interprétation et nous sommes généralement réduits à des hypothèses.


Avec la participation de Raphaëlle TACCONE, docteure en histoire qui travaille sur le culte des saints dans la Bourgogne du IXe au XVe siècle. Elle est également créatrice d’Effervescences Médiévales, une plateforme scientifique, collaborative et interdisciplinaire sur le Moyen Âge.


Livre des Juges, avec glose

probablement Paris, première moitié du XIIIe siècle

Aux extrémités de la panse de l’initiale P (« Post »), on rencontre deux têtes humaines. Celles-ci montrent des clercs tonsurés. Dans l'iconographie médiévale, les cheveux coupés de cette manière servent à témoigner de la renonciation aux vanités du monde. L’acte est toujours le signe d'une démarche volontaire qui permet de distinguer aisément les religieux des laïcs. Renvoyant à la couronne du Christ, la tonsure est un signe de dévotion.

Sur fond d’or, cette belle lettrine ornée ouvre le Livre des Juges, dont le titre courant est rappelé dans la partie supérieure du feuillet (« IUDICUM »). Cet ouvrage est considéré comme une construction théologique assez peu ancrée dans une réalité historique. En gros modules, le texte débute par « Post mortem Josue », c’est-à-dire « Après la mort de Josué… ». Les éléments de plus petites dimensions forment, quant à eux, la glose ordinaire. Il s’agit des commentaires linguistiques établis par les Pères de l’Église. Chaque partie est signalée par un paragraphus, aussi appelé pied-de-mouche (¶).

Jérôme, Commentaire sur Isaïe

Mont Saint-Michel, second tiers du XIIe siècle

Nullus tam imperitus scriptor est, qui

Il n'y a point d'écrivain si sot qui ne trouve

lectorem inveniat similem sui

un sot lecteur

Dans une lettre, Jérôme souligne que le mérite d’une lecture attentive prévaut sur l’amusement en renvoyant dos à dos la frivolité des lecteurs et le manque de sérieux de certains auteurs. Utilisée pour signaler le début d’un nouveau livre, on peut penser que la structure de l’initiale rouge et verte du N (« Nullus ») joue avec le texte.

Cette lettrine pourrait être la seule représentation d’Isaïe dans ce manuscrit. La figure de l’homme barbu tourné vers le ciel est caractéristique de ce prophète. Cette identification est confirmée par les plaies qu’il présente au visage et aux mains.

Quant à la colonne, elle renvoie à son supplice (avec la posture traditionnelle du bras qui l’encercle). Ainsi, le jeu de miroir rappelle le martyre d’Isaïe : celui-ci a été scié en deux. Peut-être même tient-il ici sa propre tête entre ses mains…

Jean Scot Érigène, De la division de la nature

XIIe siècle

Johannes Scotus Erigena (v. 800-v. 877) est un clerc irlandais qui a passé presque une trentaine d'années à la cour de Charles le Chauve, le petit-fils de Charlemagne. De la division de la nature est une synthèse audacieuse de la pensée d'auteurs grecs, ce qui vaut à Jean Scot d'être considéré comme hérétique par le pape Nicolas Ier.

À l'encre noire et rouge, cette initiale ornée s'étend sur 22 lignes. Un élément de détail peut retenir l'attention : une tête crispée tente de s'échapper de la profusion végétale. L'ouverture de la bouche renvoie au désordre et au dérèglement. Cet élément sert généralement à souligner les mauvaises dispositions de l'être.

Ajoutée en dernier lieu, cette lettrine marque le début du livre III dans lequel l'auteur développe le thème de la « Nature qui est créée et qui ne crée pas ». Cette lettrine offre un lien avec l’analogie géométrique décrite par Érigène dans le texte.

Raban Maur, Commentaire sur Judith

deuxième ou troisième tiers du XIIe siècle

L'explicit rubriqué en rouge conclut le livre de Judith, tandis que l'initiale de couleur verte et or ouvre la partie concernant Esther. Ces commentaires sont rédigés par Hrabanus Maurus (v. 780-856), abbé de Fulda (près de Cassel en Allemagne), puis archevêque de Mayence en 847. Lorsqu'il entreprend cette démarche, on ne dispose d'aucune analyse intégrale et le Livre de Judith n'est alors cité que dans de courts extraits qui louent l'héroïsme du personnage féminin.

Dans ce texte, Raban Maur est exégète, c’est-à-dire qu’il réalise une étude approfondie et critique de ce livre de l'Ancien Testament. Il insiste sur l'action guerrière de Judith qui parvient à écarter la menace d'une invasion de Babylone. La scène où la jeune veuve choisit de décapiter le général Holopherne retient l’attention de l’auteur. En insistant sur le caractère d'exemple, il souligne l'impassibilité de son visage qui ne reflète pas l'horreur de son geste pour vaincre l'ennemi. La beauté de son visage est à double face puisqu’elle incarne à la fois la pieuse veuve et la séductrice voulant arriver à ses fins.

Épîtres de saint Paul, avec glose

Mont Saint-Michel, seconde moitié du XIIe siècle

Généralement tracées à l'encre, les nombreuses initiales exécutées en aplat (de manière uniforme) constituent des proies faciles pour la manifestation de la liberté des clercs. Parties courbes des lettres (que l'on retrouve dans le B, le D, le P, etc.), les panses servent souvent pour esquisser des visages humains plus ou moins expressifs, à partir du XIIe siècle.

Ici, la lettre ornée P qui ouvre le texte « Paulus apostolus Christi » renferme un visage harmonieux. La bouche fermée et les lèvres minces sont la marque de la qualité et de la dignité de la personne. La barbe lisse, quant à elle, caractérise la vertu d’obéissance à Dieu. Cette configuration est assez attendue. Peut-être faudrait-il y voir une tentative de représenter l'apôtre Paul, puisque le manuscrit copie un exemplaire de ses Épîtres ? Rien ne permet d’en être certain.

De part et d'autre du texte, mais également entre les lignes (gloses marginale et interlinéaire), les commentaires normalisés et faisant autorité sont ajoutés avec une écriture de plus petit module.

Augustin, Rétractations (extraits)

XIIe siècle

Père de l'Église, Augustin d'Hippone (354-430) est un théologien d'origine berbère, évêque en Numidie. On sait qu'il acquiert une solide formation à Carthage et qu'il maîtrise parfaitement le latin. Penseur le plus influent du monde occidental jusqu'à Thomas d'Aquin (v. 1225-1274), ses écrits ont retenu l'attention des chercheurs.

Ce volume comporte des marques de soulignement de couleur rouge relevant les termes qui varient dans les différents témoins manuscrits. Ces traces attestent de l'utilisation de ce document pour l'édition des œuvres d'Augustin par les Mauristes, publiée entre 1679 et 1700. Manifestement, c'est à cette occasion que l'un des moines ayant participé à cette entreprise considérable ajoute un visage à la lettrine C (« Cum »). S'il s'agit sans doute d'une imitation des pratiques médiévales, cet ajout vise essentiellement à rompre l'ennui.

Occupant les dernières années de vie d'Augustin, les Rétractations forment une synthèse et une révision de l'ensemble de sa production écrite, œuvre malheureusement inachevée.

Origène, Traité des principes traduit par Rufin d'Aquilée

Mont Saint-Michel, troisième quart du XIIe siècle

Dans la panse de l'initiale O (« Omnes »), on découvre un barbu aux exagérations caricaturales. Signe d'anomalie, ces déformations rattachent ce personnage au mal, alors que l'ordre reflète le bien dans l'imagerie médiévale. Ainsi, les damnés sont souvent représentés la bouche outrageusement ouverte. Ici, les dents pointues accentuent l'agressivité et la férocité, ce qui repousse cette figure dans le rang des démons prenant les formes les plus grimaçantes.

À de rares exceptions près, le Peri archôn d'Origène (v. 185-v. 253) n'est plus conservé que dans la version paraphrasée par Rufin d'Aquilée (v. 345-v. 411). Ce traité difficile d'approche se propose d'offrir une théologie qui s'élèverait au-delà des croyances de la simple foi.

Rapidement après le décès de son auteur, cet ouvrage donne naissance à de vives controverses. Au IVe siècle et à mesure que les doctrines chrétiennes se définissent, certaines positions de cet auteur sur la Création, le Salut ou la nature du Christ sont de plus en plus considérées comme hérétiques.

Boèce, De la Trinité

Mont Saint-Michel, v. 1070

Ala croisée d'une magnifique initiale X (« XPI » pour Christi) se rencontre Jésus. Lorsqu'il est représenté « en portrait épaule », comme c’est le cas ici, les yeux regardent fixement droit devant.

Dans l'art médiéval, ce positionnement de face permet de souligner la beauté parfaite. Signe de grandeur absolue, cette représentation s’inscrit souvent dans une forme circulaire visant à incarner la plénitude. Enfin, le visage saint possède un disque de lumière, appelé nimbe. Pour compléter le tableau, entre chaque branche de la lettre, se trouvent les quatre symboles des évangélistes : l'aigle pour Jean, le lion pour Marc, l'homme pour Matthieu et le taureau pour Luc.

L'auteur, Boethius (v. 480-524), a produit de nombreux travaux à l'origine de la philosophie médiévale. Copié durant l'abbatiat de Renouf (v. 1060-1084), le thème de ce traité sur la nature du Christ pourrait justifier l'emploi inhabituel à cette époque de la feuille d'or. Ce choix vise à rehausser le tracé à la plume.

Cartulaire du chapitre d’Avranches, dit Livre vert

Avranches, Bibliothèque patrimoniale, Ms 206, f. 5r

Avranches XIIIe siècle

Ce volume porte le nom de Livre vert parce qu’il est relié avec une couvrure de cette couleur, mais devenue marron avec le temps. Il sert à recenser les chartes (actes) permettant de connaitre l’accroissement des possessions de la cathédrale d’Avranches depuis le XIe siècle. Sous l’impulsion de Guillaume de Sainte-Mère-Église, évêque de 1237 à 1252, on débute la rédaction de ce cartulaire afin d’avoir une perception précise de l’ensemble des biens disponibles.

Sur cette double page, les éléments saillants de certaines lettres se prolongent dans les marges. À droite, observez la hampe du terme « absque » (c’est-à-dire la partie de la lettre tracée sous la ligne d’écriture). Très ouvragée, celle-ci présente un premier visage grimaçant et s’achève sur un second personnage au chaperon.

Le scribe montre ici un fou affublé d’un long nez et d’un menton en pointe. Il tient sa marotte à la main. Ce bâ ton en bois est surmonté d'une tête grotesque coiffée d'un capuchon à grelots. La marotte est perç ue comme une représentation vivante du fou.

Grégoire IX, Décrétales (I-V)

XIVe siècle

De nombreux manuscrits médiévaux peuvent être chargés de marginalia : de simples dessins ajoutés dans les espaces libres par les copistes ou les lecteurs.

Comme sur la page de gauche, les figures qui reviennent le plus souvent sont les manicules (du latin manicula). L'index pointé sert alors à attirer l'attention sur un passage en particulier. Un visage humain permet de capter le regard pour retrouver facilement une partie du texte, comme on peut le voir sur la page de droite.

Ici tracé de profil, le personnage arbore une mitre, marqueur de son rang hiérarchique. Et pour cause, il s'agit de la coiffure que portent les évêques et certains abbés, quand ils officient. On rencontre de nombreux éléments figurés de ce type dans les marges de cet exemplaire des Décrétales du pape Grégoire IX (av. 1170-1241). Promulgué en septembre 1234, c'est un recensement de textes de droit canon (le droit de l’Église).

Barthélemy de Urbino, Milleloquium

Mont Saint-Michel, fin du XVe siècle

Aaussi surprenant que cela puisse être, ce manuscrit est composé sur papier alors que l’immense majorité des volumes du Mont utilisent le parchemin comme support. Cette copie est également un des documents les plus récents produits à l’abbaye, à une époque où le papier commence à être de plus en plus employé en Occident.

Bartholomaeus Urbinensis ( -1350) est l’auteur de deux recueils regroupant des œuvres des Pères de l’Église, suivant un classement alphabétique : le Milleloquium Augustini (qui reproduit quelques 15 000 citations d’Augustin, évêque d’Hippone) et le Milleloquium Ambrosii (organisation thématique des travaux d’Ambroise, évêque de Milan).

Partie développée au-dessus d’une lettre, la haste peut se prolonger outrageusement dans la marge, comme c’est le cas de cette lettrine A (« Advertimus »). De simples fleurs de lys permettent de suggérer un souverain dont le pouvoir vient de Dieu. Par bien des aspects, l’ensemble déformé de cette représentation rappelle de l’esthétique grotesque, un style ornemental développé à la Renaissance. D’une grande diversité, cette approche utilise souvent des figures humaines et caricaturales.

Canon

Mont Saint-Michel, vers 1230-1240

Les visages constituent de véritables armoiries des émotions. Ils permettent de lire une scène, comme dans cette initiale historiée T. Celle-ci évoque l’épisode essentiel de la mise à l’épreuve d'Abraham. Cet acte de foi est suspendu au moment même où le patriarche s’apprête à sacrifier son fils, Isaac.

À gauche, l’ange entre dans le cadre, ce qui donne une impression de soudaineté. Sa figure impassible accompagne ses gestes précis et directifs : d’une main, il désigne le bélier et, de l’autre, il arrête le bras d’Abraham tenant un cimeterre. Le regard de ce dernier exprime la surprise et souligne la tension dramatique. Relié au reste des personnages par le contact avec son père, Isaac est représenté sous les traits d’un adolescent qui ne semble pas effrayé. Sa posture est bien celle d’une victime consentante qui attend la mort en prière.

Texte confus et répétitif, le canon romain, tel que nous le connaissons encore de nos jours, remonte à l'époque carolingienne. Il s'agit de la partie de la messe commençant par les mots « Te igitur ».