Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition d'automne de septembre à décembre 2023 : L'habit fait le moine copiste

L ’année 2023 est celle d’un anniversaire important. Selon la tradition, en 1023 débute la reconstruction de l’abbatiale romane lancée par l’abbé Hildebert II. Après six décennies d’aménagements, ce nouvel édifice offre un monument d’exception qui participe à la réputation du Mont Saint-Michel.

Ce millénaire est l’occasion, pour nous, d’évoquer la vie monastique : de la prise de l’habit en passant par le travail quotidien des moines. En suivant la règle, ils épousent également une diversité d’activités et de fonctions.


Avec la participation de Véronique Gazeau. Professeure émérite de l'Université de Caen Normandie, son travail concerne notamment les abbés normands entre 950 et 1150.


Règle de saint Benoît

fin du XIVe siècle

De 966 à la Révolution française, la communauté du Mont suit la règle édictée par saint Benoît. Devenir moine c’est avant tout s’engager à respecter cette règle.

Rédigée au VIe siècle, elle est d’une grande clarté et peut se résumer par la devise Ora et labora (« prie et travaille »). Celle-ci accorde une place essentielle à l’office et insiste sur l’obéissance mutuelle. L’idée est de préserver la communauté de l’arbitraire. Toutefois, l’autorité de l’abbé est incontestable, même s’il doit être à l’écoute des uns et des autres.

Dans une abbaye bénédictine à l’image de celle du Mont Saint-Michel, il n’est donc pas étonnant de trouver une copie aussi tardive d’une Regula sancti Benedicti. Avec seulement quelques notes marginales, de petits dessins esquissés et des initiales bleues et rouges, comme celle que vous pouvez voir, ce document homogène demeure simple.

Robert de Torigni, Traité sur les ordres monastiques

Mont Saint-Michel, v. 1154

Ce traité De immutatione ordinis monachorum est l’œuvre de Robert de Torigni, ancien moine de l’abbaye du Bec et seizième abbé du Mont (1154-1186). L’initiale L (« Liber ») représente deux personnages laïcs remettant la crosse d’abbé à deux ecclésiastiques. Le premier la refuse, afin de s'opposer à la prétention des ducs de Normandie de choisir l’abbé. Se fondant sur la règle, les religieux ambitionnent de l’élire eux-mêmes.

Écrit en 1154 et remanié par la suite, ce traité se présente sous la forme d'une liste des établissements bénédictins normands et de leurs abbés. La Grande Chartreuse, Fontevrault et Cîteaux ont également fait l'objet de notices.

Ces trois maisons privilégient une lecture rigoriste de la règle de saint Benoît dans la pauvreté et l'isolement du monde. Dans chaque abbaye bénédictine, un coutumier adapte la règle au contexte local.

Plainte de l’abbé Raoul contre son successeur

XIIIe siècle

En raison du pouvoir important dont bénéficient les abbés, chaque élection est l’objet d’enjeux. Ce religieux reçoit la bénédiction de l’évêque après son élection par les moines, suivant une procédure complexe.

Théoriquement en place jusqu’à la fin de ses jours, le supérieur de la communauté peut aussi être appelé à de plus hautes fonctions ou peut ne plus être en mesure d’assurer ses responsabilités. Il peut alors résigner (abandonner) sa charge et les religieux procèdent au choix d’un nouvel abbé.

Au XIIIe siècle, Raoul des Îles semble s’y résoudre alors qu’il est atteint de paralysie. Déchargé de ses missions, celui-ci se retire au prieuré d’Ardevon. S’il est obligé de se détourner des affaires, il demeure attentif à son héritage puisqu’il sollicite le pape Grégoire IX dans une plainte (« Peticio ») formulée contre son successeur. Il y vise Thomas des Chambres qui a mené une politique différente de la sienne. Si Raoul avait lancé la construction de la Merveille, Thomas des Chambres ne semble pas avoir laissé de traces dans le bâti durant l’exercice de sa charge, sans doute relativement court.

Augustin, Contre les livres de Julien

Mont Saint-Michel, entre 1015 et 1040

Au cœur de l’activité quotidienne des moines, la rédaction de manuscrits est l’une des plus connues. La copie est éprouvante et certains religieux ajoutent parfois une courte formule à la fin. Appelée « colophon », celle-ci peut indiquer une datation, le nom du scribe ou celui du destinataire de l’ouvrage.

Rehaussé de rouge, ce colophon comporte essentiellement le nom de trois moines copistes : Vuarinus, Rannulfus et Giraldus. Si certaines formules peuvent laisser libre cours à l’imagination de l’auteur qui y manifeste parfois sa joie, ce n’est pas le cas sur cette page. Ici, on se contente de se recommander de l’amour de saint Michel.

Dans cet ouvrage, l’évêque d’Hippone, Augustin, s’en prend à Julien d’Éclane. Également nommé à la tête d’un siège épiscopal, il est l’un des adeptes du pélagianisme, qui est une doctrine insistant sur le libre arbitre de l’Homme.

Ambroise, Les bénédictions des Patriarches

XIIIe siècle

Un parchemin demande une préparation avant d’être confié au scribe, afin d’obtenir un texte soigné. Comme on peut le voir par endroits, les moines tracent des lignes parallèles, d’abord à l’aide d’une pointe sèche (procédé de gravure), puis au moyen de la mine de plomb (technique de dessin), voire à l’encre.

Appelée réglure, cette technique du quadrillage fournit un guide pour l’écriture. Celle-ci nécessite l’emploi de petits trous réguliers, situés en marge : ces « piqûres » servent de repères. L’ensemble offre également un canevas pour l’initiale P (« Primum »). Très simple et composée en aplat de couleur rouge, elle se distingue en raison de sa taille et de son positionnement.

Le but de cette mise en page est de faire ressortir le début du De benedictionibus patriarcharum. Rédigé par le Père de l’Église Ambroise de Milan (339-397), ce texte est un commentaire du chapitre 49 de la Genèse, lorsque Jacob adresse ses dernières paroles à ses fils.

Hilaire de Poitiers, Commentaire sur l’Évangile de Matthieu

Mont Saint-Michel, v. 1070-1090

De nombreuses enluminures montrent des saints occupés à la rédaction. Sur la page de gauche, il s’agit d’Hilarius (v. 315-367), le premier évêque de Poitiers attesté. Élevé au rang de Docteur de l’Église tardivement, il est l’un des premiers commentateurs latins de la Bible. Or, le religieux incarné ici se détache d’Hilaire par bien des aspects et appartient aussi au monde du XIe siècle.

Rédigeant directement sur un codex ouvert, il tient d’une main le grattoir (servant à corriger) et de l’autre le calame (roseau taillé d’une quinzaine de centimètres). Cette lettre historiée G (« Gressum ») restée inachevée, présente des détails caractéristiques des productions du Mont de cette époque (végétation foisonnante, animaux vomissant…).

Pour les moines, il s’agit probablement de se placer sous un patronage prestigieux, tout en donnant à voir quelques aspects de leur travail de copie quotidien. Pour réaliser cette tâche, deux techniques peuvent être employées : la copie directe (depuis un autre manuscrit) ou la copie sous la dictée (permettant une tâche simultanée de plusieurs religieux).

Florus de Lyon, Commentaire des épîtres de Paul à partir des œuvres d’Augustin

Mont Saint-Michel, XIIe siècle

Le document ici présenté est une copie de l’Expositio de Florus de Lyon. Celui-ci est d’abord diacre, avant de devenir bibliothécaire et secrétaire de trois évêques du IXe siècle. Auteur de nombreux ouvrages, il a également annoté les manuscrits d’Augustin. Si Florus est tombé dans un certain oubli jusqu’au XVIIe siècle, son commentaire a, quant à lui, été perçu longtemps comme une référence.

Volume monumental, on peut le considérer comme une véritable bibliothèque de saint Augustin (354-430), mais en miniature. Il a participé à la formidable diffusion de la pensée de ce Père de l’Église. L’appareil critique se reconnaît facilement ici puisqu’il mentionne l’origine de la partie citée dans le corps de texte avec un encadrement en vert.

A contrario, sur la page de gauche, on trouve une simple correction. Avec un contour réalisé avec la même encre que le texte, l’encadré repère un saut du même au même. Il s’agit donc d’une omission d’un fragment de texte, occasionnée en raison de la similitude de caractères proches à peu de distance. Le signe d’appel permet de replacer au bon endroit les éléments qui manquent.

Pierre Lombard, Commentaire des Psaumes

Mont Saint-Michel, XIIIe siècle

Iste liber est abbatie montis sancti

michaelis in periculo maris ordinis sancti

Benedicti

Ce livre appartient à l’abbaye du Mont

Saint Michel au péril de la mer de l’ordre

de saint Benoît

Comme le montre la partie supérieure de la page de droite, on rencontre un ex-libris. C’est-à-dire une inscription visant à indiquer la propriété des moines sur l’ouvrage manuscrit. Ce genre de mentions peut se trouver à plusieurs endroits dans un même volume, mais elle figure le plus souvent au début ou à la fin.

Généralement postérieures à la copie, ces mentions se rapprochent parfois de simples essais de plumes, comme en témoigne l’ex-libris inachevé du bas de la page de gauche :

Iste liber est de abbatia sancti michaelis

in periculo maris

Ce livre appartient à l’abbaye Saint-

Michel au péril de la mer

L’ouvrage ici copié est de Petrus Lombardus (v. 1100-1160). Originaire du Piémont, il suit des études à Paris avant de rejoindre le chapitre de Notre-Dame qui compte alors sur la célébrité qu’il a déjà acquise. Considéré comme un des théologiens les plus éminents de son époque, il est fait évêque de Paris peu de temps avant son décès.

Ancien Testament

Normandie, v. 1270-1290

Comme l’indiquent deux notes (f. 1r et 280v), ce manuscrit a été acquis pour 10 livres parisis, par Jean Hellequin qui en a ensuite fait don au moine montois Jean Énete en 1317 (« Ista biblia est fratris Iohannis Enete monachi monasterii Montis Sancti Michaelis in periculo maris quam magister Iohannis Hellequin dedit dicto monacho et constitit X libris parisiensium »).

Ce genre de mentions d’achat se rencontrent sur de nombreux documents médiévaux. Elles permettent de cerner une part de l’histoire du volume. Vraisemblablement destiné à un usage privé, celui-ci comporte un décor relativement sobre pour une Bible copiée à cette époque. On relève la présence d’une initiale puzzle bleue et rouge F (« Frater »), typique du XIIIe siècle.

Dans la partie supérieure, le titre courant (« PROLOGUS ») signale que l’ouvrage s’ouvre sur le Prologue de l’Évangile, selon Jean. Ainsi, cette Bible en un seul tome présente la particularité d’agencer les livres qui composent l’Ancien Testament dans un ordre différent de celui que l’on rencontre habituellement.

Augustin, Commentaire de la Première Épître de saint Jean

Mont Saint-Michel, v. 1015-1035

Dans cet ouvrage, Augustin commente – verset après verset – presque entièrement la Première Épître de Jean (1:1 à 5:3). Il s’agit d’une série de sermons prononcés en 415 (ou 416), traitant de la charité et de l’amour divin. En composant ce document, il cherche sans doute à aider l’Église d’Afrique qui est alors secouée par le schisme donatiste (séparation religieuse, fondée en raison des persécutions de l’empereur Dioclétien du IVe siècle).

Très appréciés par les moines du Mont, les écrits de l’évêque d’Hippone, Augustin (354-430), forment une bonne part des volumes qu’ils conservent. Au début des années 1670, les plus importants d’entre eux sont envoyés à Saint-Germain-des-Prés. L’objectif est alors de procéder à l’édition des œuvres innombrables de ce penseur. Pour ce faire, on cherche à identifier les différences qui peuvent subsister entre les témoins manuscrits à disposition. Les traits rouges qui soulignent certains passages montrent la méthode de comparaison employée par les moines mauristes.

Quodvultdeus, Traité contre cinq hérésies

Mont Saint-Michel, deuxième moitié du XIIe siècle

Ce texte attribué par erreur à Augustin dans le manuscrit est, en fait, l’œuvre de Quodvultdeus. Dans ce traité, cet évêque de Carthage du Ve siècle forme un pont entre la doctrine catholique et l’enseignement imputé à Hermès. Celui-ci est considéré comme un prophète de la révélation chrétienne, mais son caractère païen est largement combattu par de nombreux intellectuels.

Quant à lui, l’hermétisme est un courant de pensée de l’Antiquité qui mélange plusieurs traditions. Il pose, par exemple, comme principe l’existence et l’unicité de Dieu, ainsi que l’origine divine de l’intelligence.

De fait, il subsiste un rapport intense entre l’institution religieuse et les de l’Église dans les premiers siècles en fixant progressivement une norme. À partir du XIe siècle, le retour des hérésies contraint à porter un regard nouveau sur les débats du passé. Ceux-ci fournissent des arguments et des perspectives bien actuelles pour des moines copistes du Mont Saint-Michel.

Des âmes après le jugement dernier

Mont Saint-Michel, fin du XIVe siècle

Les deux enluminures se répondent et illustrent un texte consacré à la Passion du Christ (Orationes devote ad propositum). Sur la page de droite, un bénédictin en prière est reconnaissable à son habit noir.

Parfaitement identifiables, les moines portent notamment un vêtement à capuchon pour se protéger du froid (appelé coule) et une tunique (sorte de chemise en toile retenue par une ceinture). Dans la règle qu’ils suivent au quotidien, l’habit est avant tout le signe d’appartenance à la communauté. Il sert à faire disparaitre le corps de ces hommes voués à une vie de contemplation.

Les religieux cherchent à conjuguer le travail et le recueillement. On comprend donc la place centrale accordée à la prière dans le manuscrit qui précède ces miniatures. Le moine est représenté tout entier tourné vers l’image pieuse de la page de gauche. Celle-ci montre une scène d’ostentation des plaies : deux anges entourent le Christ ensanglanté en tenant dans leurs mains les instruments de son supplice (chaînes, croix, marteau, pinces et lance).