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duMont Saint-Michel

Exposition d'automne octobre 2022 à janvier 2023 : Les monstres et les animaux domestiques

A première vue, il peut paraître étonnant d’associer monstres et animaux domestiques puisque ces deux termes semblent s’opposer : désordre monstrueux contre ordre domestique.

Le monstre, du latin monstrum, renvoie à l’extraordinaire et à « tout ce qui sort de la nature ». Au contraire, l’animal domestique intègre toutes les bêtes se rencontrant à proximité des habitations (le corbeau, le renard et le rat appartiennent pleinement à cette sphère).


Avec la participation de Jacques Voisenet, agrégé d’histoire et docteur de l’Université de Toulouse II et de Genève. Auteur du Bestiaire chrétien (1994) et des Bêtes et hommes dans le monde médiéval (2000).


Boèce, Traité de musique

Mont Saint-Michel, v. 1160-1180

Au sein du gros bétail, le taureau bénéficie d’une image forte. Il se singularise parmi les animaux domestiques en raison de son registre symbolique étendu. Dans le bestiaire, le ruminant est associé à saint Luc, car son livre débute par Zacharie, le prêtre-sacrificateur desservant le Temple de Jérusalem.  

L’iconographie médiévale préfère souvent substituer un bœuf au taureau dans la fusion avec l’évangéliste, à cause des traits négatifs de sa « personnalité ». Exprimant la violence brute et l’orgueil, le statut de père du troupeau ne permet pas toujours de redorer pleinement son image.  

La lettre historiée O (« Omnium ») montre l’animal ailé associé, à droite, à l’aigle de saint Jean, alors que la partie supérieure renvoie à l’enseignement de l’art musical. Ouvrir le traité De institutione musica par cette allégorie, sous les traits d’une muse, illustre l’importance de ce manuscrit. Rédigé en 510 par Boèce (v. 480-524), ce document copié de multiples fois présente une vision de la musique dont la beauté doit révéler l’harmonie divine.

Barthélemy de Urbino, Milleloquium d’Ambroise

seconde moitié du XVe siècle

A l’image du taureau, le dromadaire est « biblique » et a su conquérir une place presque inversement proportionnelle à sa présence dans le cadre quotidien. Servant au transport de marchandises et d’hommes, avec sa bosse unique, il est considéré comme plus petit et plus rapide que le chameau. Le dromadaire évoque symboliquement la dérision et le châtiment pour les religieux de l’époque médiévale.

Dans ce cas, l’animal exotique est mobilisé en marge pour entourer la réclame de fin de cahier. Afin de permettre de relier correctement le livre manuscrit (codex), le lien entre chaque partie doit être explicite. « Diffundeus acrimonia... » se retrouve donc au début de la page de droite, dans le but d’éviter tout mélange.

L’évêque Barthélemy de Urbino (-1350) a composé deux milleloquia dédiés aux travaux de Pères de l’Église (Augustin et Ambroise). Ces dictionnaires thématiques adoptent un classement alphabétique. Ce volume consacré à l’évêque de Milan est le dernier des quatre tomes (si le premier est perdu, les autres sont conservés à Avranches).

Aristote, Éthique à Nicomaque avec glose de Robert Grosseteste

probable production anglaise, v. 1250

Ce manuscrit est une traduction de l’Ethica d’Aristote par Robert Grosseteste (v. 1175-1253), érudit et évêque de Lincoln, en Angleterre. Comme en témoignent le décor et l’écriture, il s’agit très probablement d’une production insulaire, donnée ultérieurement au Mont Saint-Michel.

Cette belle lettrine D (« Dicamus ») au recto du folio 23 représente saint Martin à cheval partageant son manteau. L’officier de l’armée romaine fait ici preuve de générosité avec un pauvre. Sur un épais fond d’or, la scène montre donc la charité chrétienne, alors que l’évêque de Tours arrive aux portes d’Amiens.

Au Moyen Âge, avec saint Georges, saint Martin illustre bien la figure du soldat sur sa monture symbolisant le devoir et la fidélité. L’animal est souvent oublié des bestiaires tant il est perçu comme un compagnon de l’homme. À l’instar de bon nombre d’animaux domestiques, l’équidé médiéval est le plus souvent représenté en travailleur : attelé à une charrue ou sellé, il transporte les marchandises et les guerriers.

Le Tombeau de Chartreux

prieuré du Mont-Dol, 1423

Composé par un auteur anonyme, sans doute un clerc séculier, Le Tombel de Chartrose est un recueil de trente et un « contes du Salut », entièrement rimé et rédigé en langue française. Ce texte se présente sous la forme d’un exempla, c’est-à-dire d’une fable destinée à introduire un discours moral visant à convaincre.

Cette véritable leçon de catéchisme est suggérée par un proverbe qui fait référence au fameux Concile cadavérique. Convoquée sous la contrainte par le pape Étienne VI en janvier 897, cette assemblée de prélats a pour objectif de condamner le pape Formose inhumé quelques mois auparavant. Le corps est exhumé, habillé des vêtements d’apparat et jugé indigne.

Bien que Formose ait été réhabilité par la suite, cet évènement a marqué les esprits. Comparant proverbialement le pape à un cheval galeux, l’auteur conduit son auditoire à suivre un comportement éthique. Cette maladie de peau a longtemps été considérée comme honteuse. Elle touche ici un arrogant équidé, objet de toutes les sollicitudes des puissants et cadrant mal avec l’humilité dont doivent témoigner les hommes de Dieu.

Transcription

Ces vers s’ouvrent sur une métaphore « cheval roignoux fuit à l’estrille » signifiant qu’un cheval malade se dérobe à la brosse de fer utilisée pour nettoyer son pelage. Formose étant décédé, il ne peut montrer d’empressement à assister à son propre procès. Cet élément familier du lecteur de l’époque retient immédiatement l’attention et suggère que le souverain pontife de 1423 est la cible réelle (l’antipape Benoît XIII).

Le pape est accusé de refuser les remarques de celui « Qui de ses malx l’ose reprendre », alors que cela permettrait de retrouver la voie de la raison.


De la deshonnesté que

l’on fist au pappe Formose

Cheval roignoux1 fuit à l’estrille

Et cil2 qui par pechié perille

Refuse et fuit semblablement

À recevoir chastiement

Chascun de hault et de bas pris

Et tantost vers cil enespris

Qui de ses malx l’ose reprendre

À bien faire et à bien apprendre

Sommes trop pei obediens3,

Quar comme dit Quintiliens4,

Dedens nostre pensée enclose

Avon ne sai quel haulte chose

Qui tousjours souverain desdaigne.

Et il semble que qui ensaigne

Est souverain à l’ensaignié.

Pour ceste cause est desdaignié

Tout bon conseil et tout honnesté.


1 Galeux.

2 Celui-ci.

3 Peu soumis.

4 Quintilien est un rhéteur et pédagogue du Ier siècle après J.-C. Parue peu avant son décès, son œuvre principale est De institutione oratoria, dont l’influence sur l’art oratoire est durable.

Cérémonial de l’abbaye du Mont Saint-Michel

Mont Saint-Michel, fin du XIVe siècle

Cet imposant recueil composite réunit des textes utilisés depuis le XIIe siècle par les moines lors de la lecture quotidienne au chapitre : calendrier liturgique, martyrologe, règle de saint Benoît, coutumier, leçons des Évangiles, etc.

Au cœur de cet écrit consacré aux cérémonies de l’abbaye, l’initiale I (« In festis ») introduit un point quant à la hiérarchie des fêtes montoises. De haut degré, les rites « in capis » font référence aux chapes portées par les officiants au cours des vêpres et de la messe. La présence du cerf n’est sans doute pas innocente dans ce genre de travail d’ornementation classique pour le XIVe siècle.

Le cerf revêt un sens positif hérité de la Bible, mais également de l’Antiquité. Plutarque et Lucrèce décrivaient l’étonnante nature de l’animal poursuivant les serpents pour les dévorer et se régénérer. Vivant à proximité des humains, il devient une image de lutte du Bien contre le Mal pour les chrétiens. Les encyclopédistes louent son caractère inoffensif et indépendant, assimilant le grand cervidé au Christ salvateur, dont la parole chasse le diable.

Glose sur la Genèse

nord de la France, XIIIe siècle

Comme en témoigne cette double page de la Genèse, la hiérarchie des êtres vivants bibliques est très claire. Dieu commence par les poissons et les oiseaux au cinquième jour. Le lendemain, avant de créer l’homme, il produit le bétail, les reptiles et les animaux terrestres (1:19-25).

Il est intéressant de constater que le terme de « jumenta » désigne toutes les bêtes de somme. Il n’y a donc pas de distinction entre gros et petit bétail, tous sont destinés au labeur. De plus, la proximité entre l’humain et l’animal terrestre ressort puisqu’ils sont conçus simultanément. Avant la chute, les Écritures considèrent cette relation comme harmonieuse et source de dialogue.

Copié au XIIIe siècle, cet exemplaire arbore une mise en page particulière. Habituellement, la glose commente dans les marges le texte qu’elle encadre avec une écriture de plus petit module. Dans ce cas, les deux se confondent et s’entremêlent également en interligne (glose interlinéaire).

Jérôme, Commentaire sur Ézéchiel

Mont Saint-Michel, XIIe siècle

L'initiale historiée V (« Vellem ») met en scène un porc ou un sanglier renversant un homme. Avant le XVIe siècle, les deux sont montrés de manière assez indifférenciée, souvent hirsute et plus proche du sanglier que du cochon rose dépourvu de vraies défenses.

Animaux domestiques à la réputation la plus détestable, les porcins concentrent le mépris depuis l’Antiquité. Si l’interdit alimentaire est tombé au Moyen Âge, le dégoût et « l’impureté » collent à la peau du porc au comportement inadmissible.

Débutant le livre IV, cette lettrine n’est pas sans rappeler la première prophétie d’Ézéchiel qui évoque les femmes du Temple de Jérusalem. Elles sont alors en adoration devant le dieu grec Adonis, amant de Aphrodite et tué par un cochon sauvage envoyé en raison de la jalousie d’Arès. On peut donc y voir le symbole de la fin des cultes païens ou une référence au verset du prophète indiquant que Dieu ne veille plus sur le peuple hébreu en danger, « rongé par des sangliers de la forêt » (80:14).

Amalaire de Metz, Des offices religieux

Mont Saint-Michel, 1015-1040

Des analyses récentes à la spectrométrie de masse démontrent que le mouton est utilisé comme support dans plus de 90 % des manuscrits de la fin du Xe au XIIe siècle. S’il est moins onéreux, ce support présente plus de défauts que le veau, plus résistant et moins épais.

Bien qu’on rencontre parfois l’emploi simultané de deux types de parchemins, ce manuscrit est composé entièrement de mouton. L’animal est de grand profit : bon à la reproduction jusqu’à 8 ans, il sert à l’industrie à la fois pour l’habillement avec la laine, mais aussi pour sa peau. L’intellectuel de Florence Brunetto Latini (v. 1220-1294) considère qu’il faut le choisir « haut, léger et vif » et « au corps très long ». 

Cet ouvrage est un classique de la plupart des abbayes bénédictines normandes fondées, restaurées ou réformées au Xe au XIe siècle. Et pour cause, le De officiis ecclesiasticis d’Amalarius (v. 775-850) sert couramment à l’étude comme aux offices.

Extraits d’astrologie

région de la Loire, v. 1120-1150

Ddès le Xe siècle, les doctrines astrologiques se transmettent des espaces conquis par les Arabes au monde latin. Cette figure circulaire en témoigne puisqu’elle présente les stations lunaires (déplacement apparent de la lune sur son orbite), dont les noms sont issus de la société arabe. La translittération, c’est-à-dire la transcription lettre à lettre, donne par exemple le mot alebra dans ce manuscrit, résultant de al-Ibra, signifiant dard ou aiguille.

Les douze signes du Zodiaque se trouvent dans la partie la plus extérieure du cercle. Dans ce qui est encore considéré comme une science, le bélier est associé au rouge et à l’instabilité (avec le Cancer, le Scorpion, le Capricorne et les Poissons). Par ailleurs, dans le monde médiéval occidental, le bélier conserve une symbolique ambiguë. Bête de choix pour les sacrifices, il est souvent détrôné par le doux agneau et la paisible brebis que l’on ne peut soupçonner d’entretenir des liens avec les rites païens.

Annonce aux bergers

sud-est de l’Angleterre, VIIIe siècle

S’il n’existe pas de traces d’un atelier de copistes au Mont avant le Xe siècle, ce fragment de l’évangile de Luc plus ancien a été réemployé au XIIe siècle comme feuille de garde (au début et à la fin d’un ouvrage, elle sert en reliure à réaliser la couvrure).

Dans ce cas, l’animal sert d’attribut et renvoie à un métier : le mouton du berger. La plupart du temps, les bestiaires consacrent un chapitre au bélier, un pour la brebis et un pour l’agneau. Toutefois, quelques-uns se contentent d’une approche générique qui souligne que le mouton est « débonnaire », c’est-à-dire doux et placide. En troupeau et sous la garde du pasteur des âmes, il est apte à représenter les fidèles.

Barthélemy de Urbino, Milleloquium d’Ambroise

seconde moitié du XVe siècle

Les animaux familiers ne bénéficient pas véritablement d’une prise en compte spécifique. Si l’affectivité peut exister pour les bêtes en contact avec les humains, elle n’est pas intégrée dans les critères de classification du Moyen Âge.

Au XVe siècle, à l’instar de ce marginalium (élément noté en marge), le chien a basculé dans la sphère de l’intime (comme en témoigne la présence d’un collier). Le dessin est ici décorrélé du texte sur la nature divine de Jésus, puisqu’il est alors inconcevable de le comparer au Christ. L’animal est trop chargé négativement, au mieux peut-il évoquer l’humilité. Ainsi, sous l’influence des Écritures, le Canis a longtemps été rabaissé entre le loup et le renard.

Rédigé par Barthélemy de Urbino, ce Milleloquium est le second volume consacré à la pensée de saint Ambroise. Ces documents détonnent dans le corpus des manuscrits provenant de l’abbaye du Mont Saint-Michel puisqu’ils sont les premiers à utiliser du papier comme support, plutôt que du parchemin. Composé de fibres végétales, celui-ci commence à être employé en Occident à partir du XIVe siècle.

Aristote, Physique (I-VIII)

Paris, XIVe siècle

Ce manuscrit à l’écriture gothique homogène offre une ornementation soignée, mais avec seulement deux lettrines de ce genre. Il témoigne de la qualité des productions des ateliers laïcs de la capitale de cette époque. Ce type de décors marginaux aux feuilles trilobées (évoquant le trèfle) rencontre alors un franc succès. Contrairement à une idée reçue, au fond, la Physicorum d’Aristote n’est qu’une théorie du mouvement, bien éloignée de la science que nous connaissons désormais.

Dans cette initiale Q (« Quoniam »), on reconnaît un dragon à pattes et à gueule de renard. Le pelage rouge ne peut tromper sur la nature du goupil, auquel on attribue essentiellement la ruse. Ainsi, dans ses écrits, Aristote considère déjà qu’une fourberie sommeille dans le cœur de tout animal et doit inviter à la prudence.

Il est intéressant de constater cette fusion plastique du dragon et du renard, de deux prédateurs des périphéries lointaines ou proches, en marge du monde ou de la forêt. Le dragon qui dévore ou le renard qui pille les poulaillers incarnent alors la menace diabolique des espaces sauvages et domestiques.