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duMont Saint-Michel

Exposition d'été juillet à septembre 2022 : Le monstrueux bestiaire du diable

Du grec diabolos, Satan est l’acteur de la désunion dans la pensée médiévale. De nature polymorphe, il possède la faculté de changer d’apparence en incarnant symboliquement diverses allures animales qui soulignent son esprit maléfique. 

Réelles ou chimériques, les bêtes familières ou exotiques se caractérisent avant tout par des codes de représentations connus de tous. Si une partie d’entre eux appartient au bestiaire du Christ, d’autres monstres rappellent le démon et servent à dénoncer la bestialité.


Comme le signale Jacques Voisenet, il n’y a pas alors de frontière concrète entre les monstres, les créatures légendaires et les véritables bêtes sauvages. La notion d’« espèces » au sens où nous l’entendons de nos jours n’existe pas puisque ce sont les codes et les transgressions à la norme qui constituent le socle de l’imagerie animale. 

Avec la participation de Jacques Voisenet, agrégé d’histoire et docteur de l’Université de Toulouse II et de Genève. Auteur du Bestiaire chrétien (1994) et des Bêtes et hommes dans le monde médiéval (2000). 


Augustin, Commentaire sur les psaumes

Mont Saint-Michel, 1040-1055

Parties courbes de la lettre, les panses du B historié (« Beatus ») montrent un homme qui « ne marche pas selon le conseil des méchants » (Psaume, 1:1). Confronté à une abondance de rinceaux dans un décor en mouvement, il semble menacé par des formes animales dévorantes. Vision infernale, ces décors foisonnants se retrouvent régulièrement dans les églises romanes jusqu’au XIIe siècle et rappellent ce qui attend le pêcheur qui ne se convertirait pas. 

Cette lettre ornée à l’influence anglo-saxonne construit une division qui reflète celle du psaume à visée didactique qu’elle illustre. Celui-ci évoque le respect de la Loi, comme un moyen d’accéder au bonheur, opposé à la méchanceté. L’arbre et la végétation y sont le symbole du Juste qui doit résister à la tentation et aux démons, incarnés par des bêtes.

Vie de saints

abbaye de Saint-Riquier, XIIIe siècle

A l’issue d’une passion des saints, une page vierge permet quelques essais de plume. Afin de juger de la taille de l’outil et de sa souplesse, les clercs peuvent laisser libre cours à leur imagination :


Si quem barbatum faceret sua barba beatum, / In mondi circo non esset sancior hirco

Si sa barbe rendait le barbu heureux, / Dans le cirque du monde, il ne serait rien de plus sacré qu’un bouc


Dans ce cas, il s’agit de vers léonins dont les deux moitiés riment ensemble. Ceux-ci se retrouvent en particulier dans une fable du prédicateur anglais Eudes de Cheriton (1185-v.1247). Ce religieux des frères prêcheurs privilégie ce genre pour sa portée moralisante.

Le rapprochement entre la barbe, prisée par les nobles et les chevaliers investis dans « le cirque du monde », et la barbiche du bouc lubrique est probablement pour le clerc un moyen de se moquer de cette mode capillaire du milieu du Moyen Âge.

Pour les ecclésiastiques, le bovidé à la barbiche a jeté un certain opprobre sur la famille des caprins. Bien perçu dans la Bible pour les sacrifices et son rôle de bouc émissaire, l’animal est l’incarnation favorite du démon et un signe de luxure à partir du XIIe siècle. 

Jérôme, Apologie contre Rufin

Mont Saint-Michel, v. 1055-1080

Au cœur des innombrables polémiques qu’il a entretenues, dans ce traité, saint Jérôme (v. 345-420) s’en prend à Rufin d’Aquilée (v. 345-v. 411) et insulte ses adversaires de chiens. Jusqu’au XIIe siècle, considéré comme impur, l’animal appartient au bestiaire démoniaque. L’offense est puissante puisque les ecclésiastiques associent le canidé aux enfants qui ne reconnaissent pas leurs parents.  

L’injure est renforcée par l’image négative du Canis lupus familiaris véhiculée par la Vulgate (traduction latine de la Bible réalisée par le même saint Jérôme) : « comme le chien qui retourne à son vomi » (Proverbes 26:11 et Épitre de Pierre 2:22). Par cette comparaison, l’idée est donc de dévaloriser l’adversaire en l’associant aux mauvais prédicateurs.

Ici, les deux religieux s’affrontent intellectuellement autour de versions controversées d’Origène (v. 185-v. 253). Dans cette querelle intense, on peut estimer que Jérôme est seul contre tous. Il termine sa longue défense du théologien grec qu’il admire en considérant qu’il est toujours plus aisé de se prémunir d’un ennemi bien identifié que de celui qui se prétend être un ami. 

Fondacion de ceste eglise

probablement de Normandie, fin du XVe siècle 

Sur la page de gauche, le texte à l’écriture gothique souligne le rôle fondamental de l’âne dans la présence humaine au Mont. Reprenant la Revelatio, le manuscrit évoque les premiers moines ayant édifié deux oratoires sur le Mont Tombe, avant même la venue d’Aubert.

Ces ermites reçoivent alors des victuailles par l’intermédiaire d’un équidé envoyé par le prêtre de Beauvoir (paroisse alors nommée Astériac). Au Moyen Âge, comme l’âne biblique, l’animal est utilisé principalement pour le travail et le transport. Même s’il peut parfois être associé à la paresse, il désigne les païens restés dans les ténèbres.  

Perçu comme une bête soumise aux forces maléfiques, le loup est quant à lui l’emblème de l’hérétique et de la débauche. La légende veut qu’après avoir attaqué l’âne, il soit contraint de continuer à porter la nourriture sur son dos, signe d’une victoire sur le « dévorateur ». Ce récit illustre le triomphe du Bien au service de l’ordre monastique. 

Transcription

Le texte montre à quel point le Mont manque de ressources jusqu’au viiie siècle. Symboliquement, celles-ci seraient convoyées par un âne qui est subitement dévoré par un loup. On raconte que l’animal sauvage est alors contraint de continuer d’apporter des victuailles.

Si ensuit la fon-

dacion de ceste eglise

[A]nciennement, cest rochier estoit une

montaigne eslevée en haut de la terre, 

laquelle estoit toute anvironnée de boys et fo-

reste six leuez1 de long et quatre de large, joignans 

à la mer et y demouroient moygnes hermitez,

servans à Dieu. Auxquielz estoit envoié leur 

substantacion2 par signe qui apparrissoit sur 

leur logeys, par voulenté de Dieu, quant ilz

avoient neccessité, par la cure d’une parroisse

nommée, à present, Beauvoir et l’envoient

par une asne. Laquelle ung lou menga, et

après comme dient pluseurs fut ledit lou

contraingt faire l’office3 de l’asne.


1 Pour la lieue, une mesure variable selon les provinces, mais d’environ 4 km.

2 Assurer l’entretien, la nourriture.

3 La fonction, la charge.

Origène, Traité sur l’Ancien Testament  traduction de Rufin d’Aquilée 

fin du XIIe siècle

Ce manuscrit acheté par Pierre Le Roy (1386-1410), trentième abbé du Mont, montre l’intérêt que les moines portent à la pensée d’Origène. Père de l’Église, il est connu pour être à l’initiative de l’exégèse (analyse critique d’un texte). Ainsi, même s’il a été très contesté par la suite, il parvient à commenter et à interpréter tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. 

Ouvrage servant à l’étude, il est peu enluminé, en dehors de quelques initiales et de cette lettrine I (« in ») de grande qualité. Celle-ci se compose d’un réseau d’entrelacs sur fond bleu, habité par des figures animales. Notez la présence assez rare d’un singe. Considéré comme un vil prétendant au genre humain, il ne devient courant dans les miniatures qu’à partir du XIVe siècle. Son manque d’harmonie évoque invariablement le diable et sa difformité physique implique une dégénérescence morale. 

Fréculf de Lisieux, Chronique

Mont Saint-Michel, milieu du XIIe siècle

Cette lettrine historiée H (« Hyrcanus ») représente un diable soumis et en position d’infériorité. On ne peut que le comparer à l’impassibilité et à la force du religieux Jean Hyrcan Ier. Ce grand prêtre du Temple de Jérusalem et roi d’Israël de la fin du iie siècle avant J.-C. a mené une politique d’expansion de son royaume jusqu’aux frontières de la Galilée. 

Comme ses prédécesseurs, le souverain entretien de bons rapports avec Rome et est, ici, en position de puissance face à l’ange déchu. Ce dernier est laid, sa bouche est ouverte en signe de damnation et ses cheveux sont hirsutes. Sa queue et sa nudité servent à souligner son animalité. Toutefois, il n’a pas de corne et, en cela, il est plus effrayant encore. Ainsi, dans les représentations médiévales n’importe quel écart avec l’anatomie « ordinaire » d’une créature est signe d’une disgrâce.

Sidoine Apollinaire, Lettres

production normande, milieu du XIIe siècle

D’origine lyonnaise, Sidoine Apollinaire est connu pour avoir été évêque de Clermont dans la dernière partie de sa vie (fin 470-v. 486), mais également pour son œuvre poétique et épistolaire (neuf livres de lettres). Il peut donc être considéré comme une figure essentielle de l’aristocratie gauloise du Ve siècle. Lorsqu’il rédige cette lettre en 467, il vient d’effectuer un voyage jusqu’à Rome. Il répond alors à l’appel du nouvel empereur Anthémius qui entend asseoir son pouvoir. 

Avec mordant, il s’en prend à Candidianus, un résidant de Césène (Gaule Cisalpine), qui s’est moqué de lui. L’évêque y dresse un tableau très sombre de Ravenne (Italie). Par dérision, l’évêque qualifie les habitants de grenouilles coassantes puisque la cité est entourée de marais. L’amphibien au comportement « dérangeant » pour le recueillement permet à Sidoine Apollinaire de diaboliser son adversaire. 

Lectionnaire 

XIIIe

Et vidi de ore drachonis, et de / ore bestie, et de ore / pseudo prophete, / spiritus tres inmundos in modum / ranarum

Je vis alors sortir de la gueule du dragon, / de la gueule de la bête, et de la bouche / du faux prophète, trois esprits impurs, / semblables à des grenouilles  

Prenant place parmi les dix plaies d’Égypte ou entrant dans la bouche de Judas, la grenouille n’a pas bonne presse dans les Écritures. Son rôle dans l’Apocalypse (16:13) – visible sur la page de gauche – participe à son association avec le Malin puisqu’elle est vomie par le dragon. Les batraciens présentent l’intérêt de pouvoir s’employer en nombre pour créer une dynamique inquiétante et grouillante dans le récit. 

À l’allure reptilienne, la comparaison avec les esprits impurs n’est pas anodine. Ainsi, l’amphibien symbolise l’hérétique, en raison de son caractère mouvant qui jette la suspicion et par la « puanteur de sa discussion ». Il n’est donc pas étonnant de trouver un extrait de ce document édifiant pour les croyants dans un Lectionarium, contenant les textes lus pour les féries (jours non festifs de la semaine). 

Grégoire le Grand, Lettres 

Mont Saint-Michel, v. 1080-1109 

Durant l’époque médiévale, les serpents sont considérés comme les créatures les plus effroyables. Les hommes du temps en ont bien plus peur que du loup ou des bêtes sauvages. Rampant et entretenant un rapport charnel avec la terre, ils sont frappés d’opprobre.

Tracée à l’encre noire, cette lettre S (« Susceptis ») appartient à une période de crise artistique pour le scriptorium du Mont, alors que plusieurs abbés se succèdent et que la Normandie est le terrain d’affrontements politiques. Le pape Grégoire le Grand (590-604) est considéré comme l’un des quatre Pères de l’Église romaine et ses écrits se retrouvent dans la plupart des abbayes bénédictines normandes. 

Yves de Chartres, Lettres

Mont Saint-Michel, XIIe siècle

Yvo Carnotensis (v. 1040-v. 1116) suit des études à Paris et à l’abbaye bénédictine du Bec en Normandie. Devenu supérieur de Saint-Quentin, il en fait une sorte de monastère modèle, avant d’être nommé évêque de Chartres. Dans sa riche correspondance, il évoque ses différentes activités : docteur, pasteur, directeur d’âmes, mystique, administrateur... 

Cet ouvrage de travail est dédié à l’apprentissage des moines. Il possède de belles initiales ornées, tracées avec une grande dextérité. Ce n’est manifestement pas le cas de ce marginalium (dessin en marge) semblant vouloir mordre le texte. Doit-on y voir un serpent ? Dans les traductions de la Genèse, par exemple, deux noms lui sont attribués : coluber et cerastes. Si le premier renvoie à la couleuvre, le second est celui de la vipère cornue qui rappelle invariablement l’Antéchrist, c’est-à-dire l’adversaire du Christ.  

Pseudo-Ambroise, Commentaire sur saint Paul 

Mont Saint-Michel, v. 1154-1186 

Ccette lettrine P (« Principia ») participe au décor assez modeste de ce recueil hétérogène lu au réfectoire. Parmi de nombreux textes, figure un commentaire d’Ambrosiaster qui est le nom attribué à un auteur latin inconnu du ive siècle, mais longtemps assimilé à Ambroise de Milan. 

Ici, un dragon anthropomorphe (à tête humaine) avale un serpent, comme le ferait un aigle, dans un combat du Bien et du Mal. L’entrelacement des bêtes suggère qu’il est difficile d’identifier lequel des deux incarne le démon.  

Le serpent comme le dragon ont une image ambivalente. Dans la Bible (Actes, 28:5), Paul est attaqué par une vipère alors qu’il alimente un grand feu sur l’île de Malte. Si sa morsure est venimeuse et mortelle, l’apôtre n’en « ressentit aucun mal ». Honni durant le Moyen Âge, mais participant à une enluminure représentant une inversion des valeurs, il ne faut pas négliger la tradition païenne plus positive qui fait des reptiles le symbole du renouvellement des saisons par sa mue. 

Grégoire le Grand, Dialogues (livre IV)

Mont Saint-Michel, v. 1030-1045

Probablement copié par l’abbé Suppon (1033-1048), ce manuscrit s’ouvre sur une lettrine qui utilise le vermillon (sulfate de mercure : rouge), un pigment non identifié à base de cuivre pour le vert et du lapis-lazuli (roche contenant des silicates : bleu). La barre oblique du Q (« Quadam ») est composée d’un dragon aux couleurs intenses.

La créature n’est pas véritablement considérée comme chimérique par les encyclopédistes. Néanmoins, bien que censées être réelles, ses représentations sont totalement polymorphes et peuvent donc être très variées. Née de l’air, la bête se cache en sous-sol, avec ou sans ailes, marchant sur deux ou quatre pattes, elle témoigne de l’inventivité des enlumineurs et offre une grande plasticité au copiste. De tous les serpents, l’animal possède le poison, la queue et le corps visqueux, tout en participant aux trois mondes : terrestre, céleste et souterrain. 

Aristote, Réfutations sophistiques

fin du XIIIe siècle

De sophisticis elenchis est le sixième des traités logiques d’Aristote (384-322 av. J.-C.). Le philosophe y aborde la problématique des sophismes, c’est-à-dire les arguments et procédés rhétoriques qui suivent une pensée fallacieuse. Dès lors, illustrer les raisonnements qui n’ont que l’apparence de la rigueur par une créature zoomorphe équivaut à un commentaire iconographique du texte. 

Il ne serait pas étonnant de voir un loup transformé en dragon puisqu’ils représentent tous deux la nuit et la cruauté. Incapable de se retourner sans se blesser, le fauve est associé au diable. Présents en grand nombre dans les manuscrits, ces hybrides posent des problèmes d’interprétations. Incarnations des illusions, ces bêtes difformes procèdent d’une physionomie composite, visant à frapper les esprits. 

Inventaire de touttes les reliques, reliquaires et autres argenteries 

Mont Saint-Michel, 1661-1669

Ce manuscrit est d’abord rédigé par Louis de Camps, trésorier du Mont Saint-Michel, puis corrigé par Étienne Jobart, ainsi que par une troisième main non identifiée. Ce document de travail a pour objectif d’établir une liste des ornements conservés dans la trésorerie de l’abbaye. 

Parmi les précieuses reliques, on rencontre un bouclier et un poignard qui attesteraient d’un miracle du viiie siècle contre un « effroiable dragon » en Irlande. Autre nom de Satan incarnant le paganisme, on lui prête la capacité d’infecter l’air et de sécher les herbes de son venin.  

La bête terrorise alors l’Hibernie et seul saint Michel parvient à la terrasser. L’abbaye montoise prétendait conserver des preuves du prodige. Les armes semblables à un « joüet d’enfant » sont donc censées commémorer cette victoire sur le Mal. Par conséquent, cet élément est également devenu constitutif de l’histoire légendaire du Mont.