Apparat critique

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Pour citer cette page : Laboratoire de textes Norécrit, Lettre aux moines du Mont-Saint-Michel« [Lettre aux moines du Mont-Saint-Michel] », état d’établissement du texte annoté par Catherine Jacquemard et Brigitte Gauvin, sous la responsabilité de Catherine Jacquemard, consulté le . [En ligne : ]

[Lettre aux moines du Mont-Saint-Michel]

[prologue]

Aux frères qui habitent le Mont du Bienheureux Michel, frère Robert et tous les frères qui servent le bienheureux Vigor sur le Mont-Chrême.

Béni soit Dieu, Père, et béni soit Dieu, Fils de Dieu, et Esprit-Saint qui procède de l’un et l’autre , Dieu trine en une substance de même majesté, qui n’a de haine pour aucune de ses créatures, parce qu'il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, qui ne nous méprise pas quand nous le méprisons, mais qui convertit ses adversaires, qui chérit ceux qui se sont convertis, et qui conduit ceux qu’il chérit à la très joyeuse et très sainte vision de sa face dans les merveilles de sa singulière puissance. C’est lui notre Dieu, seul redoutable, seul aimable, qui ne prend pas en considération le visage d’un hommesources
Gal. 2 6 Deus non personam hominis accepit
, mais perd ce qui est pour établir ce qui n’est passources
1 Cor 1 27-28 ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus et quae non sunt ut ea quae sunt destrueret
, qui nous a appris à le craindre et à l’aimer, à nous, les derniers de ses serviteurs, renversant les puissants et guérissant les humblessources
Luc 1, 51-52 : dispersit superbos mente cordis sui, deposuit potentes de sede,et exaltavit humiles,

J’ai à vous faire part d’un événement digne de mémoire, sans pareil de nos jours, capable, certes de troubler l’entendement de tous par l’ampleur de sa singularité, mais qui vous touche et vous concerne tout particulièrement, vous frères du Mont, car il s’est produit à cause de vous et pour vous. Il y a un frère qui vit avec nous, du nom d’Hugues, le neveu de l’abbé de Lonlay, que vous connaissez bien, puisqu’enfant il a été éduqué chez vous dans les écoles : c’est à lui qu’est arrivé l’événement que je dois absolument vous faire savoir. Un jour, c’était la troisième férie, tandis que nos frères célébraient la messe de matines, il se trouvait dans le chœur avec tous les autres, et, à ce qu’il nous paraissait, il était en bonne santé et joyeux : mais, ressentant un léger mal de tête, il alla à son lit pour s’allonger et se reposer. Là, alors qu’il s’était étendu, sans qu’aucun de nous ne le sache, il fut pris d’un accès soudain de cette maladie que les médecins appellent épilepsie, d’après son nom en grec, ou encore mal sacré, parce qu’elle s’attaque aux parties sacrées de l’homme, la tête et l’esprit. Mais on l’appelle plus couramment la goutte caduque, parce qu’elle fait tomber. Le voici donc saisi d’un accès de cette maladie : il perdit brutalement conscience, il ferma les yeux, qu’en plus il pressa de ses mains, il plia les genoux tout en donnant des coups de pieds et en se tordant sur son lit. Pour ma part, je me trouvais alors, par hasard, assis dans le cloître en train d’écrire, quand un frère, bouleversé, accourut en disant que Hugues était en train de mourir.

À ces paroles, je me suis élancé, plein d’effroi, pour courir à sa suite pendant que tous les frères accouraient en portant la croix et l’eau bénite car c’était déjà la fin de la messe. A notre arrivée, nous l’avons trouvé allongé, inconscient, les mains pressées sur les yeux, et les genoux secoués de saccades. Alors, une fois sortis de notre hébètement, nous avons entamé les sept psaumes pénitentiels ; mais, comme je trouvais qu’il s’appuyait les mains sur les yeux plus qu’il ne me semblait convenir, je les en ai éloignées et j’ai les ai données à maintenir à des frères tandis qu’il se débattait, sans pour autant avoir repris conscience. Alors que nous étions restés là un petit moment en chantant des psaumes au-dessus de lui et en le signant de la croix, j’ai donné l’ordre qu’on l’emporte dans l’oratoire. Les frères m’obéirent et le transportèrent avec difficulté bien qu’ils l’aient empoigné de toutes parts car, sous l’effet de la maladie, il se jetait entre nos mains et se disloquait de tous ses membres en se tordant de manière stupéfiante et pitoyable ; ils le déposèrent devant l’autel de saint Nicolas et se prosternèrent eux aussi et chantèrent les psaumes avec une grande contrition.

Et moi, je me tenais là à souffrir atrocement : j’étais secoué de sanglots et de soupirs qui me torturaient à tel point que j’étais incapable de parler ou de psalmodier et que je restais figé sur place et dans mes tristes larmes. Ainsi une fois dits les sept psaumes et la litanie, alors que nous récitions ensuite les trente psaumes que les moines ont coutume de réciter avant l’office de la nuit, il se redressa en poussant des gémissements pitoyables qui nous bouleversèrent, nous qui l’entourions, d’une affliction d’une intensité insupportable. Je me suis donc relevé pour me rapprocher de lui, jusqu’à l’endroit où il était allongé entre les mains des frères, et il s’était déjà redressé au point de s’asseoir. Mais tandis qu’il me dévisageait en me reconnaissant difficilement, je lui demandai, d’une voix mouillée de larmes, de nous faire savoir comment il allait. D’une voix très affaiblie et sourde, il nous dit qu’il se sentait horriblement tourmenté et brisé. J’ai donc ordonné qu’on le dépose sur un lit qui se trouvait là, pour qu’il se repose. Cela fait, j’ai demandé aux frères de se rendre au chapitre comme ils en avaient coutume, car, moi, dans la douleur qui m’étreignait, je ne pouvais pas, m’éloigner du frère. Je me suis donc assis à ses côtés pour me désoler, pleurer et parler avec lui. Il me dit alors : « Une voix terrifiante s’est faite entendre de moi à l’instant et elle me disait ‘Pourquoi es-tu sorti de ton monastère ?’ A cette voix qui me prenait ainsi à parti et me terrorisait, j’ai entendu une autre, vraiment calme et douce, répliquer sur le champ :’En quoi cela te concerne-t-il ? ». Et comme je lui demandais s’il avait vu quelque chose, il déclara qu’il avait seulement entendu, mais qu’il n’avait rien vu.

À la fin du chapitre, j’ai fait appeler des frères et j’ai leur ai demandé de le transporter dans l’infirmerie. Une fois arrivé, il s’allongea et moi je le suivis, et je restai à ses côtés car le caractère inouï et funeste de l’évènement ne me permettait aucunement de l’abandonner. Et, jusqu’à la même heure le lendemain, les mêmes souffrances l’emportèrent à sept reprises, en notre présence et sous nos yeux. Les jours suivants, il eut à subir le même calvaire une ou deux fois par jour. Deux médecins très réputés, qui se trouvaient présents dans la ville, furent appelés à son chevet et firent pour lui tout ce qu’ils purent ; mais celui qu’il avait terrassé de sa main, Dieu n’a pas permis aux entreprises d’une main humaine de le relever alors qu’il prévoyait de le guérir par sa seule intervention.

Tandis qu’il en était ainsi, un jour, car je l’assistais presque continument, j’entrai dans le bâtiment où le frère se trouvait à l’isolement, comme il convenait à de telles circonstances, et je le découvris qui était assis à rire et plaisanter avec les serviteurs qui, conformément à mes recommandations, s’acquittaient consciencieusement de son service. Il était en effet, comme vous le savez bien, d’une telle frivolité qu’avant cette maladie, tandis qu’il vivait avec moi dans la clôture, aucune menace, aucun châtiment, aucune flatterie, aucun reproche ne l’amenait à revenir sur lui-même pour se reconnaître. Rien ne pouvait l’empêcher de se précipiter dans les bêtises, les plaisanteries, et les folies de la jeunesse ; il tenait pour absolument négligeables les bouffonneries qu’il recherchait de tout son être et nul frein ne le retenait. Mais pourquoi parler des efforts humains ? Alors même qu’il était torturé sous l’effet du jugement de Dieu, qu’il était secoué de tourments si angoissants et si horribles, même ainsi sa dureté ne se brisait pas et il ne renonçait pas même un peu à la moindre part de ses folâtreries. Bien pire, son comportement se relâchait de plus en plus : en effet, il n’était pas dominé par la maladie de façon continue, mais le mal survenait à intervalles irréguliers, le torturait, puis lâchait prise. Au bout d’une heure et demie de répit, une fois ses forces rétablies, il se levait et se repaissait de sa frivolité première, et, au milieu des tourments de la maladie, il subissait d’autant plus les tourments de sa folle jeunesse qu’il s'y adonnait avec plaisir.

Ainsi que j’avais commencé à le dire, j’étais entré dans le bâtiment, et comme un rire aussi inconvenant me déplaisait fortement, je me suis tu et je me suis assis à ses côtés, sans prononcer un mot afin de l’épargner : je lui ai même laissé croire que son comportement ne me déplaisait pas. Je redoutais, en effet, que le trouble causé par mes paroles, au cas où je prononcerais quelque mot trop sévère, ne lui provoque une des attaques habituelles de son mal. Voilà pourquoi je dissimulai et que, même, je plaisantai moi aussi en me réjouissant avec lui de son état et de l’accalmie dont il bénéficiait. Et donc, comme je m’étais assis à ses côtés, il me dit : « La nuit dernière, pendant mon sommeil, je me suis vu conduit devant le divin tribunal. Alors que je m’y présentais, tourmenté par ma conscience, je me trouvais accusé et mis face aux nombreuses fautes que j’avais commises, fautes dont je redoutais qu’elles ne méritent une punition, et j’éprouvais plus de honte que je n’en conçois maintenant par la réflexion. » Quand j’entendis cela et que je ne constatai en lui nulle crainte ni nulle gravité, la douleur me fit garder le silence, et baissant les yeux, je méditais sur l’insensibilité d’un homme qui, après être passé par les affres du divin tribunal, n’éprouvait nulle crainte.

Vingt sept jours s’écoulèrent donc dans cette alternance de crises et de rémissions de son mal. Le vingt-huitième jour, alors qu’il se rappelait sans cesse à ma mémoire, après le repas des frères, je pénétrai dans la pièce et je m’assis près de la courtine qui était suspendue devant le lit du frère. Comme j’étais assis depuis un moment et qu’il était étendu sur son lit, je m’étonnais qu’il ne parle pas ; j’ouvris alors la courtine et je regardai, et là, il était immobile, couché sur le dos, les yeux fermés comme s’il dormait. Et comme j’hésitais à cette vue, car je me demandais s’il était sous l’emprise du sommeil ou de la maladie, en effet il ne bougeait pas du tout, ainsi qu’il en avait l’habitude dans les précédents accès de son mal, je me suis rapproché, et je lui ai remué la tête et je l’ai appelé par son nom : comme il ne répondait pas et qu’il n’ouvrait pas les yeux, j’ai compris que son mal était revenu, et j’attendis jusqu’à ce qu’il s’éloigne. Lorsque le mal se fut retiré, il ouvrit les yeux, les muscles de ses jambes se détendirent, et il laissa échapper une plainte lamentable en me disant qu’il avait trop souffert et qu’il était épuisé par les convulsions : et ainsi, à trois reprises au cours de la même heure, alors que je parlais avec lui, il perdit et reprit conscience sous les attaques de son mal.

J’éprouvais une vive douleur à voir anéanti par la souffrance mon frère, mon fils, pour qui j’aurais donné mon âme, si je l’avais pu, et que j’étais incapable de secourir, quand poussant un profond soupir, il me dit : « Père, Père, la nuit qui arrive, comme elle va devoir être horrible à vivre pour moi ! » Comme je lui avais demandé de me dire ce qu’il redoutait, et d’où il tenait cette assurance, il ajouta : « J’ai entendu une voix absolument terrifiante qui me disait : ‘Appelle ton prieur Robert et tous tes autres frères, afin qu’ils prient pour toi, car, si la miséricorde divine ne te vient pas en aide, tu subiras, la nuit prochaine, la pire épreuve.‘ Venez donc à mon secours, Père, et priez pour moi, car je suis plein d’effroi quand je songe aux paroles qui m’ont été dites. » Alors sur mon ordre, on fit venir quatre frères, que j’avais nommément désignés, et on apporta, avec la croix et des candélabres, le corps sacrosaint de notre Seigneur le Christ, et, répondant à mes exhortations, il se confessa et communia au corps sacré. Plus confiant, il demeura couché, tandis que nous restions assis à ses côtés, et tous ensemble nous attendions ou la grâce ou le jugement de Dieu qui peut tout ce qu’il veut.

Et puis, quand ce fut la nuit, alors que les frères, sauf ceux qui étaient avec moi, se reposaient, le mal survint. Il perdit conscience, comme il en avait l’habitude : il restait étendu, les yeux fermés et le corps inerte. Comme nous chantions les psaumes mais qu’il perdait et reprenait conscience trop souvent, j’ordonnai qu’on réveille les frères qui dormaient et qu’on les fasse venir. Immédiatement après qu’on les eut fait entrer, nous avons chanté les psaumes, demandant, dans une prière unanime, que la miséricorde divine vienne en aide à notre frère, qui était comme nous. Alors, soudain, sous nos yeux à tous, il ferma les yeux et s’évanouit ; il resta étendu ainsi un petit moment, puis il revint à lui, et, les yeux ouverts, il me regarda, car j’étais toujours resté en face de lui, et déclara : « Dites à ces seigneurs d’aller se reposer, car, par la grâce de Dieu, me voici libre et délivré de cette souffrance, et jusqu’à après demain je serai épargné. » Comme je lui demandais d’où il savait cela, il répondit : « J’ai entendu une voix qui me disait : ‘Dis aux serviteurs de Dieu qui t’entourent, d’aller se reposer, car la maladie t’épargnera jusqu’à après-demain ‘.» Rasséréné, j’ordonnai à ceux qui s’étaient déplacés de se retirer, et ils s’éloignèrent.

Sur ces paroles et ces dispositions, le frère bénéficia d’un répit qui dura toute cette nuit-là, le jour et la nuit suivants, jusqu’à la neuvième ou la dixième heure du surlendemain. Mais il demeura plein d’angoisse, son insouciance première totalement bridée, car il s’interrogeait avec une profonde détresse sur les intentions de Dieu sur sa personne. Aussi je suis allé le trouver et je l’ai cité à comparaître, lui demandant de rentrer en son cœur, de reconnaître le passé, d’avouer tous ses péchés, et surtout ceux que sa conscience prenait comme crocs pour le supplicier, ainsi qu'il l'avait vu en songe. Attentif à mes propos et y consentant, il se confessa sur le champ et m’exposa toute sa vie passée, pour autant qu’il put se rappeler, avec les marques de contrition dont il avait la force, et il adopta la résolution que je jugeai la meilleure.

Le troisième jour, qui était le jour des menaces, sur mes conseils et mes indications, il se rendit le matin à l’oratoire où je l’ai escorté moi-même ; pendant que les frères célébraient l’office de prime, les psaumes qui suivent et la messe du matin, qui, sur notre ordre, fut dite aussi pour ses péchés, il se tint assis à l’extérieur du chœur, abîmé dans la méditation et les larmes. Une fois achevé ce qui devait l’être, nous sommes entrés à l’heure nous asseoir dans le chapitre, et, après les différentes questions qu’il semblait indispensable de traiter, je fis porter la discussion sur son cas, et avec l’assentiment de tous, on le fit venir au chapitre. Il me l’avait en effet demandé, mais sur les conseils et les indications que je lui avais donnés auparavant ; car, plein de soumission désormais, il respectait totalement ma volonté dans la mesure des ses possibilités.

Une fois entré, il se prosterna donc devant nous de tout son corps, plein de tant de larmes, brisé de tant de chagrin qu’il m’émouvait au plus profond du cœur et qu’il me bouleversait d’une joie mêlée d’une telle douleur que j’étais à peine capable de réagir à ses propos. J’exultais de voir un homme si orgueilleux, si inconstant, si opiniâtre dans toute l’insouciance de la jeunesse, maintenant prosterné, si humble, si contrit, si bien converti à toute la gravité du repentir. Ensuite il se releva sur mon ordre, et continuant de montrer la même affliction au point qu’il pouvait à peine parler, il nous demanda de décider ce qui nous convenait à son sujet et au sujet de ses péchés, qu’il reconnaissait avoir commis en grand nombre, et dont il était accablé bien plus qu’il ne l’avait pensé. J’ai répondu au nom de tous comme je l’ai pu, car les gémissements de mon cœur et mes larmes qui coulaient à flots ne permettaient pas d’exprimer de manière aboutie ce que je voulais. Après qu’on lui eut retiré sa chemise, il reçut d’un frère, qui en avait reçu l’ordre, le châtiment de la flagellation avec tant d’humilité que, comme il me l’avoua plus tard en privé, il lui semblait de peu d’importance d’être frappé de coups.

J’ordonnai ensuite aux frères, qui m’obéissaient en tout, qu’ils jeunent ce jour-là et qu’ils s’abstiennent de prendre tout plat cuisiné : « Mais je vous ferai préparer, leur dis-je, votre repas, absolument comme on le fait d’ordinaire, et des pauvres, qui s’installeront dans votre réfectoire une heure avant vous, le prendront à votre place : ainsi nous viendrons au secours de notre frère, qui se trouve dans une telle épreuve, par tous les moyens en notre disposition, jeunes, prières et aumônes. » Une fois adoptées toutes ces dispositions, le frère nous demanda des prières que nous lui avons garanties : il se tenait debout en face de nous, pleurait abondamment et poussait de profonds soupirs tandis que nous étions assis et que nous parlions avec peine, empêchés par les larmes ; nous nous sommes levés pour aller, en chantant les sept psaumes, à l’oratoire où nous nous sommes prosternés à terre jusqu’à ce qu’ils soient finis. Après tout cela, j’ai demandé que l’un des frères dise aussitôt une messe pour ses péchés, que lui-même l’entende et qu’il reçoive les sacrements du corps et du sang du Christ. Une fois que fut accompli tout ce qui vient d’être dit et que les pauvres, qu’on avait restaurés, eurent reçu un denier chacun, j’ai fait asseoir un pauvre, qui se trouvait là, en face du frère, qui était la cause de toutes ces dispositions, pendant qu’il prenait son repas, pour qu’il prenne son repas avec lui. Car je voulais vraiment que non seulement pour lui, mais aussi avec lui, soit restauré, dans la personne du pauvre, le Christ, que nous suppliions tous de lui venir en aide dans l’épreuve toute proche. Le pauvre reçut en outre deux deniers, que j’avais confiés au frère à cet effet.

Alors que nous avions ainsi pris notre repas tous ensemble, et que l’heure redoutée devenait imminente, j’entrai dans la pièce et j’y trouvai le frère assis et effrayé. Il me tendit aussitôt la main et, avec mon soutien, il se leva de la place où il se tenait assis et, avec mon aide, il alla se jeter sur son lit. Très peu de temps après que je me fus assis en face de lui, il me dit en soupirant : « Hélas, Père, comme j’ai mal, tantôt à la tête, tantôt aux genoux, tantôt aux jambes, maintenant aux bras, et c’est à travers mon corps tout entier que la douleur redouble et grandit ! » Et alors qu’il prononçait ces paroles tout en souffrant atrocement, un laïc se présenta, avec qui je devais absolument m’entretenir, et je sortis, mais je fus immédiatement rappelé par l’enfant qui assistait le malade ; et rentrant dans la pièce, je le trouvai étendu et sous l’emprise de son mal habituel. Cependant, il ne donnait pas de coups de pieds et ne se démenait pas, comme auparavant, mais, les yeux fermés, il ne bougeait pas comme s’il dormait. Alors que, quelque temps après, il rouvrait les yeux et me regardait à ses côtés, de nouveau, il perdit conscience de la même manière ; et comme cela se produisait plus souvent et qu’il écumait, je gémis au plus profond de moi-même à voir la souffrance si violente qui était la sienne et j’envoyai chercher l’assemblée de frères pour qu’ils viennent nous assister. Alors que nous étions tous là et que nous chantions les psaumes, le malade fut pris d’un accès de son mal.

Et alors qu’il restait aux prises de son mal et que, les yeux et les poings fermés, il n’avait aucunement conscience de ce que nous faisions, soudain, il ouvrit la main droite, et l’élevant jusqu’à sa tête, à notre stupéfaction, il se signa lui-même, sous nos yeux, à trois reprises. Nous chantions donc les psaumes autant qu’il était en notre pouvoir en attendant qu’il reprenne conscience et nous révèle pourquoi il avait agi ainsi. Et voici qu’il revint à lui et qu’il déclara secoué de sanglots : « Mon Dieu, mon Dieu, comme je me sens oppressé ! » Tandis que les autres continuaient de chanter les psaumes, je lui demandai de m’indiquer comment il se sentait et il me répondit : « Des bêtes monstrueuses me poursuivent. ». Comme je voulais savoir si elles étaient encore là ou si elles étaient parties, il déclara : « Elles sont parties. » J’ordonnai aussitôt à tous les frères d’aller célébrer les prières et les louanges des vêpres. Une fois qu’ils furent sortis, je restai seul avec le frère alité et j’insistai vivement pour apprendre de lui la vérité à propos du signe de croix qu’il avait fait trois fois et des bêtes dont il avait parlé. Comme il me voyait inquiet à ce sujet, il dit : « J'ai vu un individu tout noir et affreux, plus que je ne saurais dire, entrer par cette petite porte : il avait des yeux flamboyants, il crachait du feu de sa bouche et me le soufflait dessus, et il traînait de la main deux chiens aussi affreux qu’il ne l’était lui-même. Comme il les excitait et les lançait sur moi et que je m’épouvantais de leur assaut, je frappai du poing et mis en fuite le premier à s’approcher ; et comme le second s’était précipité sur moi, et qu’il ne se trouvait pas aussi près que ne l’avait même été l’autre, je le frappai aussi du poing et je le repoussai à la suite du premier. Une fois délivré des chiens que j’avais mis en fuite, je marchai sur l’individu, qui était resté cloué sur place, et le frappant pareillement du poing, je le chassai après ses chiens, et ainsi, grâce à la miséricorde de Dieu, je me suis libéré en trois soufflets de mes trois ennemis. » Je compris alors que ces trois soufflets étaient les trois signes de croix que j’avais vu se faire pendant que, nous, nous chantions les psaumes.

Sur ces entrefaites, je fis rappeler un des frères qui étaient partis, et nous nous acquittâmes de notre dû de prières et de louanges de vêpres, avec le malade qui chantait lui-même avec nous. Ensuite j’ordonnai qu’on fasse appeler encore un autre frère, pour que nous soyons trois avec le frère alité. De leur côté, tous les autres, une fois accomplis les offices du jour, sur mon ordre, allèrent dormir plus tôt qu’ils n’en avaient l’habitude. J’estimais et je pensais en effet que, s’il fallait l’assistance de tous, puisque la mort ou quelque autre issue étaient maintenant inéluctables, car nous ignorions ce qui allait arriver, il était bon qu’un minimum de repos leur redonne des forces et leur permette de faire le nécessaire avec plus de sang-froid et de calme. C’est ainsi que nous sommes restés à trois, quatre en comptant le malheureux, et nous parlions avec lui et nous le réconfortions autant qu’il nous en était donné la possibilité. Il était dans un tel état de faiblesse et lassitude physiques que, quand il voulait s’installer, sur le lit où il était allongé, de quelconque manière susceptible de soulager, ne serait-ce qu’un peu, l’extrême peine qu’il éprouvait à changer seulement de position, il n’en était aucunement capablecommentaire
Si on adopte la correction mutando à la place du génitif mutandi, on comprendra : quand il voulait s’installer, sur lit où il était allongé, de quelconque manière susceptible de soulager, ne serait-ce qu’un peu, son extrême douleur, en changeant au moins de position, il n’en était aucunement capable.
. Quant à nous, qui l’assistions, lorsque nous voulions l’installer dans la position que nous le voyions rechercher, nous le déplacions à peine et encore avec difficulté. Comme il voulait satisfaire un besoin naturel, incapable de se lever et de se déplacer, bras tendus, il se laissa redresser et déplacer par les deux frères. Ils l’emmenèrent et le ramenèrent avec difficulté, sans aucun mouvement de sa part qui les aide, sauf qu’il traînait, plus qu’il ne commandait, ses pieds sur le sol, puis ils le reposèrent, comme ils purent, en face de moi, sur son lit. Et, alors qu’il était accablé sous le poids d’une telle douleur, il disait cependant que ses souffrances physiques n’étaient rien en comparaison de l’angoisse qui le torturait moralement. Et comme je lui demandais ce qu’il redoutait : « Je redoute, dit-il, de retomber entre les mains de ceux que j’ai vus ou de bien pires. »

Nous parlions ainsi ensemble, et, tandis que la nuit tombait déjà, il fut emporté de nouveau, et il écumait, puis, élevant la main, comme la fois précédente, il se signa tout entier. Et comme nous chantions les psaumes, et qu’il revenait à lui, nous lui demandâmes s’il avait vu quelque chose. « J’ai vu, dit-il, trois individus entrer dans cette pièce, qui tenaient trois lances de feu qui dégageaient comme une odeur de soufre pestilentielle. Comme ils cherchaient à m’en transpercer, je me défendais avec un signe de la croix qu’il me semblait tenir dans la main (de fait, nous maintenions une croix dans sa main) et je les mettais en fuite. » Et, restant étendu, il se lamentait et se plaignait vivement : après s’être laissé réconforter, il disait cependant qu’il espérait s’en sortir du mieux possible.

Et comme je tenais aux frères présents quelques propos sur les Écritures et sur la foi en la Trinité et que lui-même affermissait son courage à écouter, et alors qu’une grande partie de la nuit s’était déjà écoulée, soudain, tandis qu’il écoutait attentivement, il ferma les yeux et son esprit ne fut plus avec nous. Et comme il se trouvait dans ce même ravissement, je parle désormais de ravissement et non plus de maladie ni de souffrance, et que, joignant les mains, il les levait vers le ciel comme s’il priait, tandis que nous, de notre côté, nous chantions le psaume de la foi Quicumque vult et que nous étions à la moitié de sa reprise, il ouvrit les yeux, et tenant dressées les mains qu’il avait jointes, il se mit à parler, et dit : « Gloire à toi, mon Dieu ! » Et comme nous avions hâté la fin du psaume, et que lui avait répété encore et encore : « Gloire à toi, mon Dieu ! », nous l’avons interrogé car nous voulions absolument savoir d’où lui avait été donnée cette parole si joyeuse et si aimable qu’il avait tant de fois réitérée. Mais lui, me regardant quelque peu sévèrement, déclara : « Qu’on m’appelle tous les moines du Mont Saint-Michel qui demeurent dans ce monastère car je leur ai été envoyé comme messager. »

Et comme cela me déplaisait assez, je redoutais qu’il ne s’agisse de quelque fantasmagorie trompeuse et j’appréhendais, en réveillant les frères, de les épuiser de fatigue car ils auraient à se lever pour les prières de la nuit, je fis de nombreuses objections à la réalisation de sa demande. Mais lui, à son tour, s’opposa à moi, affirmant qu’il importait absolument qu’il en soit ainsi. Je ne voulus pas résister plus longtemps, car je craignais, d’un autre côté, si cet ordre venait de Dieu, d’entraîner le frère à désobéir à Dieu, faute dont nous serions, lui comme moi, également coupables. Nous lui demandâmes ce qui, à son avis, allait arriver pour ce qui le concernait, mais il répondit qu’il n’en savait rien pour l’instant. On fit donc venir ceux qu’il avait réclamés et ils furent là très rapidement. Comme je lui demandai de parler, il déclara aux frères présents : « Par Dieu, par saint Michel, et par saint Vigor, notre très bon protecteur, je vous dis à tous de ne jamais retourner au Mont Saint-Michel ou d’y entrer pour y demeurer, tant que vivra cet individu qui y est maintenant abbé. Mais si vous y allez et que vous y restez, vous vous y consumerez dans une fin malheureuse et dans la pire des morts. » Et comme ils s’étaient inclinés devant cet avertissement en pleurant de joie, il poursuivit et dit : « Je vais vous donner les signes que je dis la vérité, mais ils ne me sont pas encore connus, et j’attends de les connaître. »

Après ces paroles, à mon tour, je me suis adressé aux frères du Mont (ils étaient d’ailleurs cinq) : « Hé bien, mes seigneurs, vous avez entendu ce qui vous est ordonné par Dieu : retirez-vous maintenant et retournez vous reposer dans vos lits. » En effet, alors que j’avais écouté très attentivement tout le reste, je n’avais rien entendu de ce qu’il avait dit sur les preuves à venir ; mais c’est lui qui, plus tard, m’a appris qu’il avait tenu ces propos, ou à peu près les mêmes, et tous ceux qui étaient présents me l’ont également confirmé. Les frères, pressés d’obéir à mon commandement, se levaient déjà lorsque lui, qui était resté couché, fut emporté devant nous. A cette vue, j’ai retenu les frères qui s’étaient déjà redressés, pour que nous attendions la suite des évènements en chantant ensemble les psaumes. Nous avons donc récité en entier le psaume Quicumque vult , et nous avons ajouté le Gloria Patri. Comme nous l’avions terminé, il revint à lui, s’assit sur son lit et dit : « Béni soit Dieu, béni soit Dieu ! » et il joignait les mains en oraison et nos fixait d’un regard vif : « Voilà, je vais vous dire les signes, dit-il, s’il vous convient de les entendre ! »

Comme nous avions tous répondu que, bien sûr, cela nous convenait (nous, nous nous étions exprimés à voix haute, mais ceux qui avaient dit l’office de complies avaient acquiescé par signes), il nous adressa ces paroles : « S’il vous arrivait de me voir une fois de plus, au cours de toute ma vie ou de la vôtre, montrer quelque symptôme ou quelque inconvénient de l’infirmité qui me tient couché ici, vous sauriez que ce que j’ai dit n’est absolument pas vrai. Et pour le moment, voici que je me trouve complètement guéri, solide, capable de me lever, de me déplacer et d’agir en tout comme il l’est permis à un homme en bonne santé. » Et nous étions stupéfaits de joie et remplis d’étonnement devant l’évidence de son état, car nous apercevions sur son visage comme la preuve divine de sa guérison, et sur un signe que m’adressa l’un des frères nous récitâmes à voix mesurée et basse le Te Deum laudamus. Et donc les frères qui n’avaient pas la permission de parler à cause de l’office de complies, regagnèrent leurs couches sur mon ordre. Tandis que nous, qui n’étions pas partis, nous restions à ses côtés et que nous nous mettions debout, il se releva et me tendit la main, guéri, souriant et aussi ferme que nous. Il se tenait debout joyeux, et nous étions remplis d’étonnement et de joie. Sous nos yeux, un homme qui, l’instant d’avant, était prostré sur son lit, brisé et terrassé par un accès journalier d’une souffrance atroce, dont tous les membres se défaisaient au point qu’il n’était pas même capable de s’asseoir et que la douceur de sa couche arrivait à lui être une torture, cet homme, maintenant, presqu’au cours de la même heure, il s’était relevé avec énergie et se tenait au milieu de nous, guéri et joyeux. Alors nous avons loué Dieu, qui frappe et guérit, fait mourir et fait vivre, emmène et ramène des Enferssources
Dt 32, 39 ; Jb 5, 18 ; 1 S 2, 6 ; Tb 13, 2 ; voir en particulier 1 S 2, 6
. Il est donc aujourd’hui dans la clôture, louant avec nous Dieu, qui en vérité l’a frappé et guéri, comme un père soucieux de son enfant. En effet, guéri en son corps, il a recouvré en son âme une santé meilleure et de plus ample foi. Après avoir été saisi et guéri de son mal, il a complètement changé de comportement, et s’est remis à Dieu tout-puissant, rendant témoignage par sa vie même qu’il a en vérité senti la main du Tout-Puissant, à qui est honneur, gloire et puissance pour les siècles des siècles. Amen.

Sources :

α. Gal. 2 6 Deus non personam hominis accepit | β. 1 Cor 1 27-28 ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus et quae non sunt ut ea quae sunt destrueret | γ. Luc 1, 51-52 : dispersit superbos mente cordis sui, deposuit potentes de sede,et exaltavit humiles, | δ. Dt 32, 39 ; Jb 5, 18 ; 1 S 2, 6 ; Tb 13, 2 ; voir en particulier 1 S 2, 6 | 

Commentaires :

1. Si on adopte la correction mutando à la place du génitif mutandi, on comprendra : quand il voulait s’installer, sur lit où il était allongé, de quelconque manière susceptible de soulager, ne serait-ce qu’un peu, son extrême douleur, en changeant au moins de position, il n’en était aucunement capable.