Bibliothèque virtuelle
duMont Saint-Michel

Exposition de printemps avril à juin 2022 : La monstrueuse sauvagerie d’ici et d’ailleurs

Sur le plan terrestre, on considère que les « bêtes » sauvages sont la faune la plus éloignée des hommes. Évoquant naturellement la violence, elles peuplent les confins du monde habité et sont soumises au chaos et au désordre. Ce bestiaire essentiellement agressif est propice à illustrer le combat opposant le Bien et le Mal.

Ces animaux sauvages hantent donc les marges des espaces domestiques (forêts, marécages, déserts, montagnes...). Pour les encyclopédistes du Moyen Âge, les animaux exotiques vivent dans une périphérie encore plus lointaine et viennent se mettre au service d’une géographie du Salut. Dans celle-ci, la bête la plus sauvage et la plus extraordinaire créée par Dieu permet d’exprimer le désordre. Cette « sauvagerie » est à la fois un repoussoir, par sa violence maléfique, et un exemple, pour les leçons qu’elle offre.


Avec la participation de Jacques Voisenet, agrégé d’histoire et docteur de l’Université de Toulouse II et de Genève. Auteur du Bestiaire chrétien (1994) et des Bêtes et hommes dans le monde médiéval (2000).


Flodoard de Reims, Annales

1225-1235

Le rédacteur de cette Chronicon seu Gesta Francorum est Flodoardus (893-966). Formé dans les écoles champenoises, il a également écrit une Histoire de l’Église. Celui-ci se montre très précieux, en particulier dans ses annotations sur le nord du royaume et sur la Germanie.

Simplement tracées à la mine de plomb, les marginalia de cette page présentent trois animaux : un lion, un singe et un ours (les deux derniers sont enchaînés).

L’inscription au-dessus du troisième dessin est illisible et ne permet pas de l’identifier avec certitude, mais on sait que l’Église s’efforce de dévaloriser l’ours du VIe au XIIe siècle. Montrer le roi des forêts en bête de foire, c’est avant tout souligner la victoire sur la violence et la lubricité qu’il incarne. Ici, ces dessins semblent donc illustrer l’ascension du lion comme roi des animaux, tout en actant la déchéance de l’ours.

Gildas le Sage, Sur la ruine de la Bretagne

nord-ouest de la France, XIIe siècle

Jusqu’à l’ère chrétienne, partout dans l’hémisphère nord, l’ours est indigène, dans le sens où on peut le rencontrer, le voir et le chasser. Souvent comparé au lion dans les Écritures, l’Ursidæ n’a pourtant pas la même noblesse de caractère et il évoque essentiellement les instincts les plus bas.

Longtemps considéré comme le roi des animaux, il n’est pas étonnant de le trouver dans le De excidio et conquestu Britanniæ. La deuxième partie de cet ouvrage vise à dévaloriser les cinq souverains insulaires qui sont associés à la faune de l’Apocalypse. Un monarque gallois du VIe siècle, Cuneglasus y est accusé de mener une vie dépravée similaire à celle d’un ours.

Cette comparaison est assez édifiante dans ce sermon, rédigé par le moine Gildas Sapiens (v. 494-565). Celui-ci bénéficie d’une solide éducation classique, dont témoigne cette copie montoise mutilée (nombreuses lignes amputées).

Bernard de Parme, Glose sur les décrétales de Grégoire IX

Padoue, v. 1260-1280

Aussi surprenant que cela puisse être, le fauve inséré au-dessus de l’initiale ornée P (« Placuit ») est un loup. Les images de la zoologie médiévale ne sont pas les nôtres et on se concentre alors davantage sur les représentations que sur les propriétés réelles des animaux.

Très souvent, le Canis lupus est montré se mordant la patte parce qu’on croit qu’il ne peut regarder Dieu en face pour faire repentance. La symbolique doit donc frapper les esprits et véhiculer un message. Si le fauve désigne fréquemment l’hérétique, le lien avec le manuscrit qu’il illustre ne semble pas évident dans ce cas.

Toutefois, ce décor à la palette nuancée participe à la structuration d’un texte très dense. La jurisprudence officielle est copiée en gros caractères de manière assez classique. L’encadrement correspond, quant à lui, au commentaire de Bernard de Parme promulgué entre juillet 1243 et août 1245. Aumônier des papes Innocent IV et Alexandre IV, son analyse juridique lui vaut une grande réputation. Il achève le document juste avant son décès en 1266.

Glossaire

Mont Saint-Michel, 1040-1055

« Lupus » est le dernier terme d’un petit lexique faisant le rapprochement entre l’hébreu (zip), le latin et le grec. Le clerc est confronté à des caractères qu’il ne maîtrise pas et qui sont transcrits maladroitement. En hébreu, le loup se prononce plutôt « zeb » (זאב), alors que le mot grec comprend une erreur sur la terminaison assez répandue à cette époque.

Ainsi, le copiste écrit λυκως au lieu de λυκος et la première lettre est incertaine sous sa plume : il hésite entre un alpha (α), un delta (δ), voire un lambda (λ). Être en mesure de reconnaître la présence du fauve dans cette langue peut être un point de repère commode puisqu’il apparait 13 fois dans la Bible.

La bête est essentiellement utilisée pour des comparaisons et, comme dans le cas du lion, on considère que sa force réside dans ses pattes. Si les hommes du Moyen Âge savent très bien observer la faune, les qualités vantées par Pline l’Ancien au Ier siècle sont inlassablement reprises. La légende veut que si le loup aperçoit une personne le premier, celle-ci devienne muette, mais si c’est le contraire, l’animal perd toute sauvagerie.

Augustin, Contre Juliani

Abbaye du Mont Saint-Michel, v. 1030-1040

Tracée à l’encre, l’initiale I figure un oiseau mordu à la queue par un canidé. Sommes-nous face à un loup, à un chacal ou à un chien ? Comme souvent dans les représentations animales, il est complexe de différencier les animaux d’une même famille.

Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, seule la présence d’un collier distingue le chien du fennec et du renard. Toutefois, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, ces quadrupèdes aux canines développées ont une mauvaise connotation. Le chien est alors classé entre le loup et le renard par les encyclopédistes, ce qui en dit long sur l’opinion cléricale à son sujet. Jusqu’au XIIIe siècle, l’animal demeure associé à la voracité et au diable, presque aussi sauvage que le redoutable loup.

Dans ce traité, cette initiale donne à voir le combat du Bien (l’aigle) contre le Mal (le canidé). Elle renvoie au fond du sujet évoqué puisque le texte contient la réfutation augustinienne de la doctrine de Julien. Ce dernier est un évêque italien qui insiste dans ses écrits sur le libre arbitre de l’homme.

Tancrède de Bologne, Digeste Vieux

XIIIe siècle

Sur deux colonnes, la partie centrale présente le texte de référence (Digestum vestus). Souvent elliptique et difficile à comprendre en raison de sa technicité, cette compilation juridique est agrémentée de nombreuses annotations. De plus, la marge de droite est colonisée par quelques dessins épars, simplement tracés à la plume. Faut-il voir dans ces expressions personnelles l’ennui d’un copiste ou des aide-mémoires permettant de différencier les pages ?

Toujours est-il qu’on reconnaît nettement une licorne. Comme tous les animaux exotiques, elle est alors classée avec les bêtes sauvages par les encyclopédistes. Citée dans les Écritures, l’existence de la créature n’est pas véritablement contestée avant le XVe siècle.

Déjà décrite par un médecin grec, vivant au Ve siècle avant J.-C., elle se distingue essentiellement grâce à sa longue corne, capable de transpercer quiconque la met en colère. Durant l’époque médiévale, l’animal redoutable devient progressivement un symbole de chasteté et de puissance divine.

Des propriétés de certains animaux

Mont Saint-Michel, XIIIe siècle

Copié au XIIIe siècle, ce traité De proprietatibus quorundam animalium semble d’inspiration commune avec un bestiaire de la Bibliothèque capitulaire de Monza (Italie), ayant comme source le célèbre Physiologus. Œuvre consacrée à 28 animaux, elle évoque notamment la surprenante « adalope » (antula ou aptalos). Cette bête féroce des bords de l’Euphrate possède deux cornes tranchantes, acérées comme des scies.

On ne peut la chasser que lorsque ses longues excroissances s’emmêlent dans des buissons et l’emprisonnent. Toutefois, il s’avère très difficile d’identifier cet animal, voire de déterminer s’il est fabuleux ou réel. Son nom vient de la tradition grecque et a souvent été considéré comme inspiré de l’antilope, sans qu’il soit possible d’exclure totalement la piste de l’auroch, une espèce de bovidés puissants et disparus au XVIIe siècle.

Augustin, Contre Faustus le Manichéen

Abbaye du Mont Saint-Michel, v. 1050 

Sur la page de droite, la lettre ornée F (« Faustus ») est compartimentée, c’est-à-dire avec des zones bien délimitées. La densité et la richesse des entrelacs et des têtes d’animaux illustrent parfaitement le thème de la sauvagerie. Typique des décors montois d’influence anglo-saxonne du XIe siècle, on y rencontre de manière attendue un dragon, un oiseau, un homme et un lion qui se débattent férocement au cœur d’une végétation foisonnante.

À la conjonction avec la partie inférieure de cette lettrine habitée trône un masque léonin. Placé avec élégance à l’intersection stratégique de la lettre, ce type de motifs de félin permet de faciliter l’agencement géométrique de l’ensemble. Avec la miniature pleine page à gauche, l’initiale romane sert à introduire la fameuse controverse entre saint Augustin et Fauste. Partisan d’un mouvement hérétique, ce dernier ne reconnaissait la nature divine qu’en Dieu et supposait la coexistence inévitable du Bien et du Mal.

Livre d’heures à l’usage d’Avranches

Avranches, Bibliothèque patrimoniale, Ms 302, f. 131r

production normande, v. 1450-1460

Du XIIe au XVe siècle, le lion domine le monde des armoiries puisqu’on le retrouve dans près de 15 % des cas. L’aigle, son grand rival, n’y dépasse pas les 3 %. Les auteurs considèrent qu’il est la figure héraldique par excellence. On lui prête donc toutes les vertus « royales » : la force, le courage, la fierté, la générosité et la justice.

Réputé capable de redonner vie à ses petits mort-nés, le lion évoque le Christ ressuscité. Il est d’autant plus important dans les représentations que l’émergence des armoiries se produit au moment où l’image du fauve est en pleine affirmation. Ainsi, il n’est pas surprenant de le voir peint sur cette page de gauche montrant les armes d’un couple.

Il s’agit de la fusion de deux blasons en un seul écu : à gauche le lion des Gouvets et à droite le croissant de la famille d’Orange. Issu d’un rameau excessivement fortuné de l’élection d’Avranches, le seigneur de Clinchamps François de Gouvets épouse Perrine d’Orange, le 25 mai 1492. Cette dernière est originaire d’une famille noble de la province de Bretagne.

Transcription

XIIIe siècle

S’il est conservé à la Bibliothèque patrimoniale, ce manuscrit n’est pas issu des collections du Mont Saint-Michel. Et pour cause, ce livre d’heures sert aux fidèles laïcs. Il permet d’effectuer une prière quotidienne, répartie en plusieurs moments de la journée. Considéré comme un ouvrage important pour les familles, il peut contenir quelques notes rédigées pour garder une trace.

« Ce sont les heures

de damoisele Perrine

d’Orenge, en son vivant

famme de François

de Gouvetz, escuier,

me(re) de Gilles de Gouvetz,

premier de ce non, d’ex*

Gilles, seigneur et patron

de Clinchant. Laquelle

est decedée l’an mil

IIIICC LXXXXVIII et

repose son corps, près

celui de son mari, dens

l’eglise de Saint Vigor

des Monts, priès pour euls. »

* Du latin, pour « est sorti » ou « est issu ».

Grégoire le Grand, Morales sur Job

Mont Saint-Michel, v. 1000-1009

Copiées pour l’abbaye du Mont, les Moralia in Job forment un commentaire biblique. Ouvrage classique, il est composé par Grégoire le Grand quelques années avant son accession à la papauté (590-604). D’ailleurs, rares sont les bibliothèques monastiques qui n’ont jamais possédé un exemplaire de ce monumental volume de 35 livres.

La lettrine Q (« Quia ») aux motifs géométriques et zoomorphiques appartient à l’héritage mérovingien. Si la barre oblique du Q est à chercher dans les rinceaux qui échappent de la gueule du lion, son pelage interroge. Noir tacheté de blanc, est-ce un félin pris en mauvaise part ? Faut-il penser qu’il porte simplement une tunique ? Aussi surprenant que cela puisse être, ce document illustre parfaitement le côté hermétique de la symbolique médiévale. Ainsi, la majeure partie des connaissances des hommes du temps ne s’appuie pas sur l’observation de la nature sujette aux tromperies, mais sur des codes et des références antiques.

Cicéron, De l’orateur

région de la Loire, fin IXe siècle

Oculis autem natura nobis, ut equo aut

leoni saetas, caudam, auris, ad motus

animorum declarandos dedit

La nature nous a donné des yeux pour

la même fin qu’elle a donné au cheval

ses oreilles et au lion sa crinière et sa

queue, c’est-à-dire pour exprimer nos

passions

La fin de la page de droite évoque le lion selon ses attributs naturels : il possède une crinière et une queue. Ainsi, le fauve n’est pas totalement exotique au Moyen Âge, il est souvent peint, sculpté et mis en scène. De plus, les religieux sont imprégnés de culture classique. C’est ce dont témoigne ce manuscrit, l’une des plus anciennes copies conservées du De oratore de Cicéron.

À travers ce passage, l’auteur insiste sur le non verbal et, en particulier, le rôle du regard. Tout porte à croire qu’il est le premier à accorder une telle importance à cet aspect dans les discours. Ainsi, il considère qu’il est essentiel de savoir contrôler ce que les yeux expriment parce qu’ils sont le miroir de l’âme. Ici, Cicéron ne mobilise donc l’animal que pour le cantonner à la manifestation des passions. Et pour cause, selon cet avocat, l’orateur ne feint pas les émotions, mais doit rugir comme un lion s’il est énervé.

Isidore Mercator, Collection de décrets

Mont Saint-Michel, v. 1070-1080

Au cœur du scriptorium du Mont, le XIe siècle est une période de tâtonnements. La recherche esthétique et la virtuosité nuisent parfois à la clarté, comme en témoigne cette lettrine A (« Alexander »). Et pour cause, le principe mérovingien de lettres constituées d’animaux est repris, mais adapté à un autre bestiaire (chiens, lions et bêtes fantastiques).

Les volutes végétales, appelées rinceaux, qui prolongent la gueule du fauve, servent à introduire une stabilité formelle à la lettrine. Celle-ci offre donc une quasi-symétrie, à partir d’une médiatrice verticale. Malgré l’étrangeté apparente, ces ornements expriment l’ordre et affirment la pérennité dans la symbolique médiévale.

À partir du XVe siècle et bien qu’il s’agisse de l’une des sources centrales en droit pour l’Église, on démontre qu’une partie de ces décrétales sont de pures fictions. Ce recueil de correspondances du XIe siècle est donc une falsification réalisée par des évêques du nord du royaume. Par cette transgression, ces religieux cherchent à soutenir une rébellion contre l’empereur Louis le Pieux.

Extrait de la vie de Saint Eustache

XIVe siècle

Ce fragment issu du De sancto Eustachio montre parfaitement l’ambivalence du lion. Selon la tradition, Eustache, un général de l’empereur Trajan (53-117), se convertit au christianisme alors qu’il est à la chasse. Entre les bois du cerf qu’il poursuit, le païen découvre une croix, tandis qu’une voix se manifeste à lui.

Celle-ci lui annonce des malheurs, visant à éprouver sa foi : il perd ses terres et sa fortune. Le militaire décide alors de se réfugier en Égypte avec sa famille, mais son épouse est retenue par le capitaine du bateau. De plus, comme le montre la colonne de droite du texte, ses deux fils sont brusquement enlevés par des suppôts de Satan : un loup et un lion.

Toutefois, l’œuvre du diable échoue : les enfants ont en fait été sauvés par des bergers et des laboureurs qui les élèvent. Rappelé par l’empereur, Eustache retrouve son grade et mène de brillantes batailles aux frontières. L’historicité de ce récit populaire est largement discutée. Il est fort probable qu’il appartienne à la catégorie des saints fictifs, créés à des fins morales.

Aristote, De l’interprétation traduit par Boèce

probable production parisienne, milieu du XIIIe siècle

Ce recueil contient plusieurs traités de logique d’Aristote, traduits du grec au latin par Boèce (455-526). Cette enluminure P (« Prium ») est placée au début de l’ouvrage du philosophe connu sous son titre latin De Interpretatione ou grec Peri Hermeneias.

Aristote s’intéresse alors aux paroles et à ce qui est vrai ou faux. Il se demande donc comment persuader sans tomber dans le mensonge ou la séduction. La lettrine répond parfaitement au texte et entretien un rapport étroit avec son sens : un lion au pelage noir se confronte à un dragon zoomorphe. Cette couleur inhabituelle du premier renvoie-t-elle à un animal mauvais ? Comment expliquer que le second fauve au pelage plus attendu se transforme en une bête serpentiforme et ailée qui appartient résolument au bestiaire diabolique ? Dans ces conditions, tout évoque une inversion des valeurs, un affrontement entre la science et l’opinion, à la frontière entre la vérité et la tromperie.