Miracula Mont Saint-Michel
Sous cette rubrique, nous proposons des récits de miracles en rapport direct avec le Mont-Saint-Michel, soit que les évènements décrits se soient produits dans l’abbaye même, soit qu’ils aient impliqué des membres de la communauté montoise. Mais nous retenons aussi des collections hagiographiques dont nous avons pu établir qu’elles ont circulé au sein de monastère sans toutefois que les auteurs des textes aient toujours appartenu à l’abbaye. Les particularités de contenu et d’organisation de tels recueils peuvent en effet apporter de précieux éclairages sur l’histoire de la spiritualité des moines du Mont.
Les textes déposés ici correspondent à des travaux de recherche en cours de réalisation et doivent être considérés avec la prudence qui convient à des versions provisoires permettant de tester des outils et des méthodes d’édition numérique et d’exploiter les données des prototypes avant édition définitive.
Un premier dépôt est consacré à la Lettre de Robert de Tombelaine aux moines du Mont-Saint-Michel qui met en scène un évènement prodigieux qui s’est produit à cause de et pour la communauté montoise. Une seconde livraison sera dédiée à la collection de miracles mariaux réunis dans le Mariale de Jumièges conservé par le manuscrit montois Vaticano, BAV, Vat lat 9668 et dont deux épisodes se déroulent au Mont.
Lettre de Robert de Tombelaine aux moines du Mont-Saint-Michel
1. Tradition textuelle
La lettre de Robert de Tombelaine aux moines du Mont-Saint-Michel semble n’être transmise que par un seul manuscrit, Vaticano, BAV Reg. lat. 703B, fol. 105r-108v, originaire de l’abbaye Saint-étienne de Caen.
Le texte a été édité par J. Mabillon, Roberti de Tumbalenia prioris S. Vigoris epistola ad monachos S. Michaelis de Monte, de quodam monacho epileptico a levitate converso, AOSB, t. V, Appendix XLIII, Paris, 1713, Ch. Robustel, p. 659-662. L’édition de Mabillon a été reproduite par J.-P. Migne, dans Patrologia Latina, 150, 1370C-1378D.
Deux traductions françaises sont parues au XIXe siècle : J.-J. Desroches, Histoire du Mont Saint-Michel et de l’ancien diocèse d’Avranches, t. 1, Caen, Mancel, p. 209-217, et Ch. Lebreton, « Étude sur la vie et les écrits de Robert de Tombelaine, moine du onzième siècle », Mémoires de la Société d'archéologie, littérature, sciences et arts des arrondissements d'Avranches et de Mortain, t. 6 (1884), p. 42-56 [version revue et augmentée de l’article paru sous le même titre dans la Revue de Normandie en 1867].
2. Présentation de la lettre
Robert de Tombelaine, l’auteur de la lettre, est une personnalité singulière dont la carrière reste énigmatique. On sait par Orderic Vital qu’il fut moine au Mont Saint-Michel avant de diriger Saint-Vigor de Bayeux après sa restauration par l’évêque Odon ; qu’il composa un commentaire admirable du Cantique des cantiques ; que sa piété et son intelligence singulières attirèrent auprès de lui des moines de toutes origines, mais que Robert n’hésita pas à abandonner la jeune, et encore fragile, communauté lorsque la disgrâce d’Odon, son protecteur, l’obligea à se réfugier en 1082 auprès du pape en Italie.
Une lettre de Lanfranc, quand il était archevêque de Canterbury, à Jean d’Ivry, lui-même alors archevêque de Rouen, qui traite du même évènement que celui relaté par Robert, permet de dater la lettre de Robert aux moines du Mont-Saint-Michel de l’année 1073. Robert leur fait le récit minutieux des 28 jours dramatiques pendant lesquels Hugues, un jeune moine de Saint-Vigor, a souffert de crises d’épilepsie répétées et a été la proie de visions surnaturelles terrifiantes. L’épisode s’est conclu par le repentir et la guérison du jeune frère, et surtout par une dernière vision, celle-ci bénéfique aux yeux de Robert et de Hugues : Dieu, s. Michel et s. Vigor sont apparus à Hugues et l’ont chargé de transmettre un ordre sans équivoque aux moines montois qui avaient rejoint Saint-Vigor : ils ne devaient jamais retourner dans leur monastère d’origine tant qu’il serait dirigé par l’abbé alors en fonction sous peine d’y subir la pire des morts (en 1073, il s’agit de l’abbé Renouf).
Le récit de Robert constitue un témoignage d’autant plus saisissant qu’il est d’une grande qualité littéraire et que Robert s’y livre dans toute la complexité d’une personnalité hors du commun. Il se montre fasciné à la fois par les manifestations de l’épilepsie qu’il décrit objectivement avec une minutie clinique et par les visions surnaturelles du jeune Hugues auxquelles il prête facilement foi au contraire de Lanfranc et de Jean d’Ivry qui en récuseront fermement la nature divine. Il fournit une relation précise et réaliste de tous les moyens qu’il peut mettre en oeuvre sur le plan médical comme sur le plan religieux pour contrer les attaques du mal sur Hugues en prêtant une égale attention à ses souffrances physiques et à ses défaillances morales. Il est attentif au bien être des moines sous sa direction mais implacable dans ses décisions. Sa haine envers l’abbé Renouf et envers les moines qui lui sont fidèles est si violente et tenace qu’il n’hésite pas à pousser des frères à contrevenir au voeu de stabilité inhérent à la règle bénédictine et son intransigeance lui a finalement valu une réprobation sans appel de la part des archevêques de Rouen et de Canterbury. Et s’il fait preuve d’une grande empathie et d’une évidente affection pour le jeune frère Hugues, il fait aussi peser sur lui toute son emprise morale.
Car la lettre de Robert est aussi saisissante par l’ambigüité qu’on peut déceler dans les relations qu’elle suggère entre le prieur et les autres frères. Robert nous montre Hugues profitant des répits que lui laisse la maladie pour rire et s’amuser avec les serviteurs dans l’infirmerie, mais il saura patiemment, et presque méthodiquement, l’amener de l’insouciance de la jeunesse (qu’il qualifie avec brutalité de fol orgueil) à l’humilité, et à l’humiliation, de la repentance et des larmes. On ne sait pas dans quelles conditions s’est posée, pour les moines montois de Saint-Vigor, la question de leur retour éventuel dans leur abbaye d’origine... Que souhaitaient-ils vraiment ? Qui demandait leur réintégration ? Ils se tiennent étrangement silencieux et s’éloignent bien rapidement lorsque Robert leur annonce, avec un froid triomphalisme, que leur sort est scellé par la dernière vision de Hugues : ils pleurent, mais est-ce vraiment de joie comme l’interprète Robert ? Hugues, en abdiquant face à la pression conjuguée de la maladie et de l’emprise de Robert, n’aurait-il pas entraîné inconsciemment dans sa capitulation les moines montois ? De quelle nature fut réellement la gouvernance de Robert à l’égard des frères de Saint-Vigor ? La lettre aux moines du Mont-Saint-Michel laisse plus de questions ouvertes qu’elle n’en résout...
3. Bibliographie succinte
Sources
- Anselme de Cantorbery, Correspondance, Lettres 1 à 147 (Priorat et abbatiat du Bec), Paris, éditions de Cerf, 2004, lettre 3, p. 36-39.
- H. Clover et M. Gibson (ed.), The letters of Lanfranc archibishop of Canterbury, Oxford, Clarendon Press (Oxford Medieval Texts), 1979 (plus particulièrement lettre 17).
- Galterus Saveyr, Vita s. Anastasii, PL 149, Paris 1853, 425C-432D.
- Orderic Vital, The Ecclesiastical History, M. Chibnall (éd.), Oxford, Oxford University Press, 6 vol., 1969-1980, t. 4, p. 116-117 ; p. 304-307.
- Robert de Tombelaine, Lettre-préface à l’abbé Anfroi, PL 150 1361.
Études
- M. Arnoux, « Un Vénitien au Mont-Saint-Michel : Anastase, moine, ermite et confesseur († 1085) », Médiévales 28, p. 55-78.
- V. Gazeau, Normannia monastica, vol. 2, Prosopographie des abbés bénédictins, Caen, Publications du CRAHM, 2007, p. 5-6.
- V. Gazeau, « Réformateur ou stratège ? L’évêque Odon, patron des moines de Saint-Vigor et commanditaire de la Tapisserie de Bayeux », dans N. Deflou-Leca et A. Massoni (dir.), Évêques et communautés religieuses dans le royaume de France et ses marges (816-1563). Stratégies politiques, enjeux, confrontations, Éditions de la Sorbonne, 2020.
- C. Jacquemard, « De Roberto et eius somniatore : un désaveu infligé à Robert de Tombelaine par Jean d’Ivry et Lanfranc ? », dans Bauduin, Pierre; Combalbert, Grégory; Dubois, Adrien. Sur les pas de Lanfranc, du Bec à Caen : recueil d'études en hommage à Véronique Gazeau / textes réunis par Pierre Bauduin, Grégory Combalbert, Adrien Dubois.. [et al.], Annales de Normandie, pp.563-574, 2018, Cahiers des Annales de Normandie, 37.
- P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge : Un instrument spirituel en quête d'institution (Ve-XIIIe siècle), Paris, Albin Michel (Bibliothèque Albin Michel Histoire), 2000.
- A. Matter, The Voice of my Beloved : The Song of the Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2010, p. 106-111.
P. Quivy, J. Thiron, « Robert de Tombelaine et son commentaire sur le Cantique des cantiques », dans Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. II, Vie montoise et rayonnement intellectuel, R. Foreville (dir.), Paris, P. Lethielleux, 1967 [réimpr. 1993], p. 347-356.
4. Conventions d'édition
- Les témoins cités et leurs sigles
V : Vaticano, BAV Reg. lat. 703B, fol. 105r-108v.
Mabillon : J. Mabillon, Roberti de Tumbalenia prioris S. Vigoris epistola ad monachos S. Michaelis de Monte, de quodam monacho epileptico a levitate converso, AOSB, t. V, Appendix XLIII, Paris, 1713, Ch. Robustel, p. 659-662.
PL : Patrologia Latina, 150, 1370C-1378D.
- Principes d’établissement du texte et de rédaction de l’apparat critique
Nous avons pu conserver le texte de V qui est très sûr et ne demande que quelques corrections de détail déjà suggérées par Mabillon.
L’apparat critique est positif et nous avons enregistré toutes les variantes présentées par Mabillon et Migne, qu’elles amendent ou non le texte de V, car c’est sous la forme retenue par Mabillon que le texte de la lettre de Robert de Tombelaine aux moines du Mont-Saint-Michel a circulé et a été cité jusqu’à présent.
- Normalisation
Nous avons repris les conventions déjà adoptés par les Presses universitaires de Caen pour les Chroniques latines du Mont-Saint-Michel et l’Histoire du Grand Comte Roger et de son frère Robert Guiscard, pour faciliter la lecture d’ un public non spécialiste, avec :
- - l’adoption d’une ponctuation moderne correspondant à celle de la traduction française ;
- - l’introduction des lettres ramistes j et v ;
- - la normalisation de la graphie conformément à l’usage classique (avec notamment introduction des diphtongues ae et oe en lieu et place de e et ę du manuscrit V et développement des termes abrégés).
Ces choix nous ont été facilités par la possibilité pour le lecteur de consulter en ligne le texte du manuscrit V sur le site de la Biblioteca apostolica vaticana : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Reg.lat.703.pt.2.
Cependant nous expérimentons dans le cadre de Norécrit des outils pour restituer les variantes graphiques dans l’affichage des témoins utilisés et nous rendrons compte de ces essais dans la livraison du Mariale de Jumièges.
Responsabilités
Catherine Jacquemard (éd. et trad.)
Brigitte Gauvin (trad.)
Centre Michel de Bouärd (Craham - UMR 6273)
catherine.jacquemard@unicaen.fr
brigitte.gauvin@unicaen.fr